Extrait :
UN GLORIEUX DÉBRIS DE L'EMPIRE
Vers trois heures de l'après-midi, dans le mois d'octobre de l'année 1844, un homme âgé d'une soixantaine d'années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d'un boudoir.
Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc !... Un homme en spencer, en 1844, c'est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.
Tout concordait si bien à ce spencer que vous n'eussiez pas hésité à nommer ce passant un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire.
Le chapeau mis en arrière découvrait presque tout le front. C'était d'ailleurs un horrible chapeau de soie à quatorze francs.
Sous ce chapeau, qui paraissait près de tomber, s'étendait une face grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils. Cette laideur, poussée au comique, n'excitait cependant point le rire. La mélancolie excessive qui débordait par les yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres. Le Français se tait devant ce malheur, qui lui paraît le plus cruel de tous les malheurs : ne pouvoir plaire !
Cet homme si disgracié par la nature était mis comme le sont les pauvres de la bonne compagnie, à qui les riches essaient assez souvent de ressembler. Il portait des souliers cachés par des guêtres, qui lui permettaient sans doute de garder les mêmes chaussettes pendant un certain temps. Son pantalon en drap noir présentait des reflets rougeâtres. L'ampleur de ce vêtement déguisait assez mal une maigreur provenue plutôt de la constitution que d'un régime pythagoricien ; car le bonhomme, doué d'une bouche sensuelle à lèvres lippues, montrait en souriant des dents blanches dignes d'un requin. Une énorme cravate dépassait si bien le menton que la figure semblait s'y plonger comme dans un abîme.
Si vous eussiez été là, vous vous seriez demandé pourquoi le sourire animait cette figure grotesque dont l'expression habituelle devait être triste et froide, comme celle de tous ceux qui luttent obscurément pour obtenir les triviales nécessités de l'existence.
Mais en remarquant la précaution maternelle avec laquelle ce vieillard singulier tenait de sa main droite un objet évidemment précieux, sous son habit, pour le garantir des chocs imprévus; en lui voyant surtout l'air affairé que prennent les oisifs chargés d'une commission, vous l'auriez soupçonné d'avoir retrouvé quelque chose d'équivalent au bichon d'une marquise et de l'apporter triomphalement, avec la galanterie empressée d'un homme-Empire.
Présentation de l'éditeur :
Le Cousin Pons est un roman d’Honoré de Balzac, paru en feuilleton en 1847 dans Le Constitutionnel, et publié en volume la même année. Ce roman fait partie des Scènes de la vie parisienne dans la section Les Parents pauvres, où Le Cousin Pons voisine avec La Cousine Bette, dont il est l’exacte symétrie. Le cousin est aussi bon et naïf que la cousine est aigrie et nuisible.
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