Extrait :
Eux et nous
Ont-ils vraiment leur place parmi nous ? Ils ne veulent pas de nous, eh bien, nous ne voulons pas d'eux. «Vous n'aimez pas la France, alors quittez-la donc, et le plus tôt sera le mieux. Et on ajoute fielleusement : allez donc voir ailleurs si c'est mieux, surtout chez vous...» Le choeur grossit de jour en jour de ceux qui, laissant là la rhétorique humaniste qu'ils nomment pour l'occasion pensée unique ou bien-pensance, choisissent virilement d'appeler un chat un chat et proclament : «Ils sont le problème.» Qui ça, «ils» ? Dès qu'on l'explicite, le flou s'installe, le trouble l'emporte, l'instabilité règne. Pourtant, à travers les approximations, on sait très bien de qui il s'agit : sauvageons, jeunes des banlieues, enfants de l'immigration, mal assimilés, français d'origine difficile, arabo-musulmans, etc. «Eux» en tout cas, c'est pas «nous».
Dès lors tout est bon, la réflexion s'arrête, la compassion trouve ses limites. Quel que soit le prisme avec lequel on les regarde, l'islam, la délinquance, les paroles de rap ou les revendications mémorielles ne renvoient qu'une chose : ce sont là de bien mauvais républicains, de mauvais citoyens, de la graine de voyous, de la «racaille» qu'un malheureux ministre de l'Intérieur eut le tort d'appeler par son nom.
En novembre 2005, le Premier ministre proposa l'instauration d'un couvre-feu, invoquant à plusieurs reprises la loi du 3 avril 1955, en insistant bien sur la date, qui faisait clairement référence aux événements de la guerre d'Algérie. Ceux qui s'étaient émus de la rapidité avec laquelle l'appel des «indigènes de la République» reliait le passé colonial de la France à la situation actuelle des banlieues auraient bien fait de s'en émouvoir aussi. Dans cette affaire, les symboles comptent énormément, puisqu'il est question de dignité et de reconnaissance : utiliser un vocabulaire insultant et invoquer le très grand nombre d'étrangers interpellés lors des émeutes (ce qui s'avéra par la suite
faux), comme l'avait fait Nicolas Sarkozy, ou évoquer de manière subliminale une situation de guerre coloniale, comme le fit Dominique de Villepin, désignait clairement une catégorie de jeunes comme n'appartenant pas à la communauté nationale.
Présentation de l'éditeur :
Joël Roman est directeur de la collection «Pluriel» et collaborateur de la revue Esprit. Il est l'auteur notamment de La Démocratisation des individus (Calmann-Lévy, 1998).
«Quand nous déciderons-nous enfin à reconnaître les jeunes des banlieues pour ce qu'ils sont : nos enfants.»
«Eux» et «nous» : depuis quelque temps déjà, cette partition organise notre vision du monde, notre manière de voir la société française. La crise des banlieues, à l'automne 2005, venant après tant d'autres affaires (le foulard islamique, l'insécurité, les retentissements hexagonaux des conflits au Moyen-Orient), se prolonge désormais à la moindre occasion (fait divers tragique comme la mort d'Ilan Halimi, affaire des caricatures de Mahomet, débat sur les mémoires de l'esclavage ou du colonialisme, violences à l'occasion des manifestations anti-CPE). Ces questions sont différentes : mais «nous» et «eux» est une grille qui scande le discours médiatique.
Qui sont-ils ? On sait très bien qui le «eux» désigne : sauvageons, jeunes de banlieues, arabo-musulmans, enfants de l'immigration, mal assimilés, bref, «français d'origine difficile» ; ils sont «ces jeunes qui nous emm....». Et à coup sûr, «eux», c'est pas «nous». Du café du commerce aux analyses qui se veulent les plus réfléchies, cette polarité commande l'intelligence.
Ce «eux» là se perpétue immuable, se propage inchangé d'un débat à l'autre, désigne en permanence le même point de fixation : les jeunes issus des immigrations post-coloniales.
Le livre analyse les différentes figures de ce clivage, et cherche à interpeller le lecteur : quand donc vous déciderez-vous, parlant d'eux, à dire nous ?
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