Extrait :
Premier interlude
Emma, vieille
Je me souviens de ce jour comme si c'était hier. Je ne sais pas quel âge j'avais à l'époque. Douze ans, peut-être, mais personne ne notait ce genre de choses au temps de l'esclavage. Cela nous aurait apporté quoi de savoir combien d'années nous avions été esclaves ?
J'entends encore cette pluie battante. Si bruyante que nous étions presque obligés de crier pour parler. Mais il n'y avait pas grand-chose à dire ce matin-là. Ou alors trop et nous avions peut-être peur de nous mettre à hurler en l'exprimant. La pluie semblait transmettre le message à notre place.
Je n'avais jamais vu tomber autant d'eau. Ma grand-mère, non plus, d'ailleurs. Elle est morte, mais c'était ce qu'elle avait dit à ma mère. Et depuis, il n'a jamais plu aussi fort en Géorgie. Alors si on additionne les années de souvenirs de grand-mère Wilma avec mes années de souvenirs, ça fait un paquet d'années. Selon ma petite-fille, Jessie Mae, qui sait lire, écrire et calculer, ça ferait à peu près deux cents ans. C'était une sacrée pluie !
Tous mes enfants et petits-enfants ont été scolarisés. Je les aurais chassés de la maison s'ils avaient fait l'école buissonnière. Chaque jour, quand ils rentraient de la classe, je leur demandais de me parler de ce qu'il y avait dans leurs livres. C'est comme ça que Sarah, l'aînée, m'avait lu qu'une photo en disait aussi long que des mots.
Je lui ai dit que l'auteur de cette phrase n'était pas très intelligent. Quand je me souviens de l'esclavage et de tout ce qui s'est passé le jour où Dieu a pleuré, je pense qu aucune photo ne peut vous faire ressentir comment c'était. Sur une photo, vous verrez peut-être la pluie, mais vous ne pourrez pas imaginer l'air lourd et étouffant. Ni nos peaux poisseuses d'une graisse ayant servi à faire frire des milliers de poules.
Si vous aviez sous les yeux la photo de la salle à manger, ce matin-là, vous verriez une longue table recouverte d'une nappe blanche, les plats en porcelaine, les couverts en argent, et le maître avec le marchand d'esclaves et les deux fillettes, attablés autour. Vous me verriez effectuer avec maman des allers-retours entre la cuisine et la salle à manger, et apporter du gruau de maïs, des pommes, des crêpes, du sirop, des saucisses et du café. Mais vous ne pourriez pas sentir l'odeur de moisi des murs. Ni celle des gens. Vous auriez l'impression en regardant la photo que moi et maman ne ressentions rien.
Cette photo serait un mensonge.
Biographie de l'auteur :
Né en 1939 à St Louis dans le Missouri, Julius Lester a publié depuis 1968 pas moins de trente-cinq livres, dont vingt-cinq pour la jeunesse. Ses ouvrages ont remporté de nombreuses récompenses littéraires. Il a aussi écrit plus de deux cents essais ou critiques pour différents magazines américains. Après avoir été photographe, il est devenu professeur à New York puis à l'Université du Massachusetts.
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