Ça l’avait prise d’un coup, au beau milieu de sa pelouse : elle allait vendre sa maison.
Elle en resta plantée sur place, les deux pieds écartés dans l’herbe, sous le choc. L’idée, incongrue jusqu’à la minute précédente, l’impensable, avait fondu sur elle sans aucun raisonnement préalable, l’avait traversée comme la foudre. Elle en était restée hébétée, saisie d’une sorte d’éblouissement.
Un petit coup de vent balaya la campagne, ébouriffa ses cheveux, jeta une bouffée de fraîcheur piquante à ses joues. Elle suffoqua brièvement et secoua la tête pour chasser, comme on chasse une bête importune, cette stupide fantaisie de l’esprit.
Vendre sa maison ! Qu’est-ce que c’était que ça ? Pourquoi ?
De quel tréfonds cette idée avait-elle surgi pour lui sauter à l’esprit aussi brusquement ?
Elle regarda vaguement autour d’elle, les mains enfoncées dans les poches de son parka bleu crotté de terre, telle qu’elle était quand la chose l’avait saisie. Elle aurait bien voulu ignorer la folle idée, se remettre à marcher, à vaquer normalement, mais une sorte de paralysie la laissait immobile, bouche ouverte et sourcils levés. L’idée était collée, engluée au milieu d’elle, sans qu’elle puisse encore rien en faire. Elle avait tout stoppé, tout bloqué. On devient idiot quand une chose pareille vous prend de plein fouet...
Christine assumait sans états d’âme ses quarante-neuf ans et annonçait carrément trois ans de plus – une habitude qu’elle avait prise vers la quarantaine, histoire de s’offrir le luxe de devancer un peu les choses, de ne pas être prise au dépourvu par les chiffres, et aussi pour le plaisir d’enregistrer quelques mimiques surprises et flatteuses, amusée qu’on la trouve si fraîche, si pleine d’allant et d’allure si jeune pour son âge. Histoire aussi de voir ce que ça lui ferait quand elle aurait réellement le nombre d’années annoncées. En vérité, elle ne savait pas trop pourquoi elle avait commencé à pratiquer cette innocente bravade, ce pied de nez aux dates, à la convention sociale qui pousse les femmes à mentir pour se rajeunir. Parfois, elle s’y perdait elle-même et se trouvait obligée de compter.
Il y a quatre personnages, très différents. Christine, qui dirige une agence de voyages, se sent épuisée sans raison. Tout devrait lui sourire pourtant. À cinquante ans, elle s'est organisée une existence active et libre. Mais, sans qu'elle ait jamais osé se l'avouer, la peur de vieillir la mine. Paul, le paysan, un homme sensible et doux, n'a jamais pu s'arracher à la famille de brutes dans laquelle il est né. Solange, guichetière à la SNCF, en veut au monde entier et d'abord à elle-même. D'où vient cette hargne qui l'habite ? Luc, à force de se battre pour sauver son couple du désastre, est au bout du rouleau, psychologiquement et matériellement.
Il n'y a pas de liens entre ces deux femmes et ces deux hommes, sauf de brèves rencontres de hasard. Mais, tous les quatre vont vivre, dans des circonstances imprévues, ces moments où l'on est brusquement mis en face de soi-même et où l'on prend conscience des impasses où l'on s'est engagé. Chacun à sa façon accepte enfin de changer, de se libérer des entraves, d'échapper au sort auquel il se croyait condamné.
Quand on change, tout change autour de soi. Christine, Paul, Solange et Luc se croiseront alors, se reconnaîtront. Leurs histoires n'en feront plus qu'une. Après les orages et les déchirements, une harmonie nouvelle naît, comme une chose due à ceux qui savent craquer quand il le faut et faire face quand il le faut, avec courage et humilité.
On ne peut plus quitter les personnages d'Anny Duperey. Ce sont des amis fraternels. On n'oublie plus les scènes émouvantes, cocasses, violentes, subtiles, au cours desquelles ils se révèlent à eux-mêmes et à nous.