Extrait :
Ouverture
Le Lapon natif de Saint-Malo
Mardi 20 octobre 1739, fin de matinée.
Paris, rue Sainte-Anne,
dans l'atelier du peintre Robert Tournières.
«Je vous en prie, Monsieur ! Cessez de vous agiter ainsi ! Comment voulez-vous que je travaille si vous ne gardez pas la pose ?»
Tournières est exaspéré. Quand il a accepté cette commande, il était loin d'imaginer que les séances seraient si difficiles. Jamais il n'aura tant apprécié le calme et digne comportement de sa clientèle habituelle, gens de la cour et autres aristocrates qui acceptent sans sourciller ce que lui, le grand maître des portraits de ce beau monde, décide quant aux costumes, postures, décors et accessoires de ses tableaux. Alors qu'avec ce Monsieur de Maupertuis, un scientifique réputé, en principe la garantie même du sérieux, c'est l'enfer ! Il faut faire exactement ce qu'il a en tête, et veiller à n'en pas dévier au risque de devoir tout recommencer ! Très déterminé, pas facile de caractère et plutôt impatient, le bonhomme. Toujours en mouvement, vif, alerte et si énergique, qui croirait qu'il a déjà quarante ans ? D'autant qu'il se comporte parfois comme un vrai jeune homme, des plus coquets même : et d'arranger sa coiffure un jour ainsi, le lendemain autrement, quand il ne change pas l'orientation du chapeau ou les plis du manteau de son costume.
Et cet accoutrement ! Quand son client a apporté tout ce fatras à l'atelier, Tournières n'en a pas cru ses yeux : c'est ainsi paraît-il que s'habillent les Lapons, oui, les Lapons ! Un manteau en peau de renne, orné de riches broderies, un col et une coiffe en fourrure d'hermine et des bottes en une épaisse fourrure, de loup peut-être. Et c'est ainsi que le célèbre mathématicien veut être habillé : en Lapon ! Plutôt inattendu pour un natif de Saint-Malo. Il est vrai qu'il s'agit d'évoquer les rigueurs de l'Arctique, les terres sauvages et gelées de la lointaine Laponie où Maupertuis a fait, voici peu de temps, une extraordinaire expédition scientifique - les échos en sont même parvenus jusque dans l'atelier du peintre.
Ces éléments vestimentaires ne seront pas seuls à rappeler son voyage, il y aura aussi des documents couverts de diagrammes, des sommets enneigés que l'on apercevra au loin, des huttes en bois et les fumées des signaux qui ont servi pour ses cruciales observations. Sans oublier une petite fresque en dessous de la scène centrale, qui montrera l'intrépide géomètre arrimé sur une sorte de traîneau des neiges tiré par un grand renne bondissant.
On le voit, la mise en scène est loin d'être simple, apparemment elle a été longtemps pesée par M. de Maupertuis : il tient à ce que l'on se souvienne et des difficultés de l'aventure et de ses résultats. Si vous saviez le soin qu'il a mis à décrire la façon dont les objets devront être disposés autour de lui, la posture exacte qui sera la sienne - debout près d'une fenêtre, le corps de trois quarts mais le visage face au spectateur -, l'expression qu'il arborera, la direction de ses gestes, jusqu'aux positions précises de ses mains, l'une indiquant le paysage visible au loin, l'autre, fortement posée sur un globe terrestre, le pressant au point de sembler... l'aplatir !
Ah, le globe terrestre ! C'est lui le héros du tableau, le vrai trophée du mathématicien Maupertuis. Attention, a-t-il maintes fois précisé, il faut que l'on voie bien ses méridiens et surtout, surtout, que sa forme de mandarine saute aux yeux, car nul ne peut plus l'ignorer, la Terre est plate aux pôles, et comme il le répète fièrement : «Newton l'avait prédit, Maupertuis l'a prouvé !»
(...)
Présentation de l'éditeur :
Fils de corsaire, mousquetaire du roi à vingt ans, académicien à vingt-cinq, musicien talentueux, séducteur invétéré, Maupertuis a mené une expédition périlleuse jusqu'en Laponie pour vérifier la théorie de Newton : il s'est ainsi rendu célèbre comme «l'homme qui a aplati la Terre». Appelé par Frédéric II pour diriger l'Académie des sciences de Berlin, il est aussi à l'aise dans les cours royales que dans les salons parisiens, où l'on se pose alors de toutes nouvelles questions, notamment sur l'énigme de la génération : comment se forment les êtres vivants ? Pourquoi ressemble-t-on à l'un et l'autre de ses parents ? Maupertuis y répond par des textes anonymes, qui s'arrachent comme des best-sellers et créent la polémique.
Une vie menée tambour battant, des textes sulfureux diffusés sous le manteau, des hypothèses hardies : ce portrait d'un intellectuel européen au comportement original nous emmène dans le sillage du «Lapon natif de Saint-Malo», dont la pensée audacieuse et féconde ouvre la voie à la biologie moderne.
Catherine Bousquet, biologiste de formation, journaliste spécialisée dans les sciences de la vie, est l'auteure de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique.
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