Revue de presse :
Nuit après nuit, Shahrazad a raconté pour sauver sa propre vie et la vie des femmes du royaume ; nuit après nuit, elle a retenu la main du bourreau, en maintenant toujours renouvelé le désir qu'avait le roi Shahriar d'entendre ses mots autant que de connaître son corps. Jusqu'à la mille et unième nuit où, ayant donné un fils à Shahriar, mais surtout, ayant dénoué chez lui le lien funeste entre amour et meurtre, elle a vu la sentence de mort annulée et a été reconnue comme épouse et reine. Avant d'être une histoire qui finit bien, Les Mille et Une Nuits sont d'abord la chronique d'un serial killer, un Barbe-Bleue oriental qui tue les femmes qui ont le malheur de partager sa couche. Comment ce récit terrifiant est-il devenu synonyme de féerie somptueuse, évoquant l'Arabie heureuse, les parfums, les jardins, la beauté, le corps des femmes, et des hommes, et la danse des sept voiles, c'est un des innombrables mystères qui entourent ce texte... Le monde des Mille et Une Nuits est un monde merveilleux, où les frontières entre réalité et illusion sont floues, où l'imagination est à l'origine de tout et où tout lui est permis. Tout se passe, dit André Miquel, comme si le contenu de l'oeuvre s'effaçait «derrière son principe même, celui d'un inépuisable imaginaire»... Cette nouvelle traduction rétablit des passages expurgés par Galland. Celui, par exemple, où trois jeunes filles et un jeune homme se retrouvent nus dans un bassin : «"Mon chéri, comment appelles-tu ça ?", dit-elle en montrant son sexe (...) Ta fente !, s'écrie-t-il. Non ! Autrement ! Ton con ! Autrement ! Ta guêpe ! Elle le bat si fort qu'il en a le cou et la nuque défaits (...) Et comment dire, alors ? C'est, répondit-elle, le pur grain de sésame."» Les Nuits évoquent habituellement les jeux amoureux de manière plus métaphorique, mais ces lignes montrent de manière assez convaincante le climat de gaieté, de sensualité et de liberté qu'on retrouve aussi dans les poèmes, en particulier les poèmes d'amour... Le lecteur des Nuits remarque assez vite que, dans cette société des premiers temps de l'islam, il n'y a ni religiosité ni puritanisme. On sent juste, dit Chraïbi, «la coloration monothéiste du Proche-Orient». On voit aussi un certain nombre de thèmes récurrents, comme celui du vieux marchand qui voit sa fin venir et a une conscience aiguë de la précarité de son patrimoine et de l'avenir de sa progéniture, un des «plus émouvants, des plus beaux, et des plus élaborés littérairement», dit Brémond.
Un autre thème revient de manière assez obsessionnelle : celui de la femme qui trompe son mari avec un esclave noir (et ça n'est pas incompatible avec une image extraordinairement positive de la femme dans les Nuits : les femmes y sont le plus souvent fortes, courageuses et astucieuses, parfois perverses mais jamais effacées). Et il y a bien sûr le thème central : «raconter une histoire pour sauver une vie», la sienne ou celle d'un autre, qui reproduit la trame du récit-cadre... Reste le thème de l'amour. Les Nuits ne sont certainement pas un texte érotique, mais l'amour et la passion y tiennent une place centrale qui a été analysée de façon particulièrement juste par Jamel Eddine Bencheikh... (Natalie Levisalles - Libération du 23 juin 2005)
Ses contes ne s'achèvent pas avec l'aurore. Les histoires de Shéhérazade s'enchâssent les unes dans les autres, Les Mille et Une Nuits ne se laissent pas clore. L'entrée dans la Pléiade de tels récits, dans une nouvelle traduction due à Jamel Eddine Bencheikh et à André Miquel, ainsi que l'album les accompagnant, ce printemps, ne prétend en rien sceller un corpus qui ne peut l'être. Et ces deux artisans le soulignent, qui sont d'une humilité érudite. Tous deux s'inscrivent ainsi dans la grande lignée des passeurs qui ont donné à cette collation de textes ses contours et ses atours mythiques... L'absence d'auteur donne aux Mille et Une Nuits une plasticité dont se sont nourris les siècles passés, notamment pour faire du texte le réceptacle des fantasmes de l'Occident sur l'Orient... Traduction et collation des textes, une affaire essentielle. Pour cette nouvelle entreprise, Miquel et Bencheikh ont choisi l'édition de Bûlâq, qui est la référence suprême dans le monde arabe. S'y adjoindront, dans les deuxième et troisième tomes à venir, les histoires d'Ali Baba et d'Aladin, qui n'appartiennent pas strictement aux Nuits mais que la tradition et les années ont plébiscité. Placés devant les dilemmes du traducteur, André Miquel et Jamel Eddine Bencheikh fournissent une réponse plus qu'admirable. Tous deux ont contourné les aspérités de certaines tournures, propres à l'arabe et à ses conteurs, où les enchaînements logiques font parfois défaut et où les redites, ainsi que de considérables digressions, ne sont pas destinées au public moderne. Ils ont su entendre une voix à la fois de notre époque mais aussi hors du temps. S'il n'est pas question de congédier à jamais le texte de Galland, il faut lire côte à côte les deux versions pour saisir la beauté de ce nouveau travail... (Clémence Boulouque - Le Figaro du 14 juillet 2005)
Extrait :
C'est sur la scène ainsi déployée devant son dangereux maître que passent les personnages innombrables des Nuits. A partir d'eux, on l'oublierait presque, elle. Pourtant, la première histoire est celle de Shahrâzâd elle-même. Sa présentation et sa conclusion, mais aussi ces formules qui scandent le texte pour annoncer la fin d'une séance et le début de la suivante, et encore - lorsqu'il faut passer d'un récit à un autre - des mots comme : «Si l'histoire que je viens de dire est merveilleuse, combien plus, sire, celle qui va suivre...», tout vient nom rappeler qu'un drame se joue derrière les contes; que Shahrâzâd, par ailleurs jeune, belle, amante et mère, ne vit que pour le dire et par le dire.
Mais si elle tire sa substance tout entière du rôle terrible et salvateur qu'elle assume, de sa tragédie transformée pour nous en plaisir, les personnages de son théâtre naissent, eux, de contextes multiples prenant place dans telle ou telle phase de l'Histoire. Aussi bien convient-il, avant que de parler des Nuits, de tracer le cadre de cette civilisation arabo-musulmane qui nous en a fait le cadeau.
Il faut naturellement commencer par le phénomène fondateur, la révélation du Coran au prophète Muhammad (notre Mahomet), mort en 632 de notre ère, soit dix ans après son exil de La Mekke à Médine : l'hégire. Les conquêtes foudroyantes qui suivent vont bientôt fixer les frontières du monde de l'Islam à l'Espagne, à l'Asie centrale et à la vallée de l'Indus. Jusqu'au milieu du IIe / VIIe siècle, l'histoire de notre vieux monde est arabe : arabe le calife, successeur du Prophète et lieutenant de Dieu sur la terre ; arabes les pratiques de la dynastie, celle des Umayyades, installée à Damas ; arabe, peu à peu, la langue de communication de cet immense empire ; arabes la littérature, les moeurs, l'art de vivre.
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