Extrait :
Extrait de la préface de Philippe Berthier
Rome sent le chou pourri - et Milan le crottin. Pour Stendhal, la vérité est dans les détails, partout et toujours, mais surtout en voyage. Pourquoi voyager si ce n'est pour s'offrir une fête totale de l'esprit et du corps : limer sa cervelle à celle d'autrui, comme Montaigne, bien sûr, mais aussi se livrer aux surprises, bonnes ou moins bonnes, de la vue, de l'odorat, de l'ouïe, du goût et du toucher ? Et comment écrire ses voyages, sinon sous la forme toute subjective d'un journal de ses sensations ? Le beylisme est culture systématique du moi et revendique les droits imprescriptibles d'un impressionnisme radical. Rome, Naples et Florence théorise son refus de fournir ce qu'on cherche ordinairement dans les guides : Stendhal répudie la description - qui l'assomme - et l'érudition à semelle de plomb, apanage du cicérone, dont la présence a pour effet aussi immédiat qu'immanquable de tuer l'émotion. Son pari est paradoxal : à partir d'un vagabondage résolument soumis aux caprices d'humeurs, de goûts et d'opinions tout personnels, rendre à petites touches, prismatiquement, et en un savant désordre, la réalité polymorphe de l'Italie contemporaine sous toutes ses facettes, dans ses aspects les plus quotidiens comme dans ses grands enjeux sociaux, politiques, religieux et culturels, sans frustrer pour autant les légitimes curiosités du touriste. Certes, il y a des «choses à voir» - et des choses à savoir, pour mieux les voir - et Stendhal, à travers la fiction d'un groupe d'amis qu'il initie, pratique une pédagogie subtile pour amener ses compagnons à l'appréhension et à la compréhension authentique, mais il n'a pas «devoir de voir». Le voyage ne saurait être qu'injustifiable exercice de liberté. L'admiration sur commande signifie la mort de cette expérience intime : la rencontre de cet être unique que je suis avec le chatoyant spectacle du monde.
Notre premier contact avec le pays n'est jamais vierge. Nous avons la tête pleine de récits et d'images qui l'ont précédé. L'Italie commence à Paris : Stendhal conseille de s'approvisionner avant le départ en documents graphiques qui préparent les futures visites. Depuis toujours, c'est sur des gravures qu'il rêve à la peinture. Estampes et lithographies, surtout anglaises, pèchent à Rome, souvent par une fausseté révoltante, mais permettent tout de même à l'oeil de s'éduquer. C'est ainsi qu'avant d'avoir mis les pieds à Florence, Stendhal en est familier et s'y repère parfaitement. Devant des oeuvres très complexes, et étrangères au génie ironique et vaudevillique de la nation française, comme Jugement damier de Michel-Ange à la chapelle Sixtine (qu'en eût dit Voltaire ? S'en serait-il tiré avec un bon mot ?), l'étude préalable de reproductions, fût-ce infidèles, apprivoise l'accès à un univers désorientant. Cette propédeutique, pour reprendre une métaphore stendhalienne, c'est «l'échafaudage de la bâtisse» : on le retire le moment venu, mais il a été indispensable pour construire. La riche, et souvent originale iconographie ici réunie pour scander le parcours du voyageur beyliste fournit un contrepoint a posteriori, et visible, à toutes ces images invisibles qui ont creusé une attente, que la découverte directe confirme, trompe ou déplace. Cette édition est un livre à regarder dans le festonnement entrelacé d'un texte et d'une illustration non servilement illustrative, qui le double souplement, comme on le dit d'un tissu, créant un jeu de libres résonances et de modulations variées, à travers lesquelles se capte quelque chose de l'italianité stendhalienne. Car si, dans l'imaginaire collectif, Stendhal s'est imposé sans nuances, qu'il serait pourtant nécessaire d'apporter, comme l'italolâtre superlatif, le «passeur» d'élection de l'italianisme en France, cette Italie, à laquelle il s'est voué au point de se vouloir Milanese jusque sur son tombeau, est certes un fait ethnographique, constamment comparé aux autres et défini par sa différence - et en ce sens, Rome, Naples et Florence est aussi, a contrario, un livre sur, ou plutôt contre, la France, l'Angleterre, l'Allemagne et les États-Unis - mais aussi et surtout, un fantasme, une invention, une création du désir. Stendhal avait besoin que l'Italie fût telle, et il lui imprime sa marque au point de se l'approprier. Désormais, croirait-on, l'Italie n'a plus d'autre propos que de ressembler à ce que Stendhal en dit. Et nous, en feuilletant l'album de l'Italie de la première moitié du XIXe siècle, d'y quêter un parfum, une lumière, qui, tout autant que d'elle, émanent de lui.
Quatrième de couverture :
Je suis tombé avec Napoléon, disait Stendhal. Si, heureusement pour lui et pour nous, il s'est relevé, c'est en grande partie grâce à l'Italie, au pays bien-aimé dont le paysage politique en 1826 n'est pas plus séduisant que celui de la France de la Restauration mais où la peinture et la musique, Raphaël et les soirées passées près d'une «dilecta» à la Scala ou au San Carlo disent que, dans les pires défaillances de l'histoire, il y a toujours la solution de la chasse au bonheur. Rome, Naples et Florence : un guide de voyage toujours actuel, une promenade en compagnie du plus aimable des hommes à travers trois capitales délicieusement embaumées, dont la lenteur à épouser la modernité fait penser au mot de Stravinsky répondant à qui se plaignait des longueurs de Schubert : «Qu'est-ce que cela peut faire qu'on dorme puisqu'on est au Paradis ?»
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.