Extrait :
Les Aventures d'Augie Mardi
(The Adventures of Augie Mardi, 1953)
Entre le romancier qui a publié L'Homme en suspens (Dangling Man) en 1944, puis La Victime (The Victim) en 1947, et celui qui publie en 1953 Les Aventures d'Augie March, il s'est opéré une transformation révolutionnaire. Car ici Bellow envoie bouler sa première manière qui fondait la composition sur des principes d'harmonie et d'ordre, trouvait son modèle dans le Kafka du Château ou le Dostoïevski du Double et de L'Eternel Mari, adoptant un point de vue moral guère inspiré, il faut bien le dire, par le plaisir de l'éclat, de la couleur, de l'abondance de la vie. Augie March affirme au contraire une conception grandiose et émancipée du roman et du monde qu'il représente; le récit s'affranchit des contraintes que l'auteur s'était précédemment imposées, les principes de composition du débutant sont subvertis, et, comme le personnage de Cinq Magots, l'écrivain lui-même est «un inconditionnel de la surabondance». La menace omniprésente qui conditionne le point de vue du héros et l'intrigue dans La Victime et L'Homme en suspens se dissipe, et l'agressivité refoulée d'Asa Leventhal dans le premier ainsi que la volonté contrecarrée de Joseph dans le second font ici place à un appétit vorace. Tout comme Augie est mû par un enthousiasme narcissique pour la vie et ses formes hybrides à l'infini, Bellow écrit sous l'emprise d'une passion dévorante pour le fourmillement éblouissant du détail.
Voici que sous nos yeux l'échelle croît de manière spectaculaire : le monde s'agrandit, et ceux qui l'habitent, êtres dynamiques, monumentaux, écrasants, ambitieux, ne se laissent pas aisément «rayer de la lutte pour la survie» - c'est la formule même d'Augie. La présence physique, paysage complexe, conjuguée à la volonté de pouvoir chez ces êtres remarquables font du «personnage» dans toutes ses manifestations, et en particulier dans sa capacité à laisser une trace indélébile, le thème majeur du roman plutôt qu'un aspect parmi d'autres.
Il n'est que de voir Einhorn au bordel, Thea avec son aigle, Dingbat et son boxeur, Simon dans sa splendeur rugueuse chez les Magnus et, dans toute sa violence, au dépôt de charbon. De Chicago au Mexique, puis jusqu'au milieu de l'Atlantique, Augie parcourt Brobdingnag, non pas toutefois sous le regard caustique et véhément de Swift, mais plutôt sous celui d'un Jérôme Bosch du verbe, un Bosch américain, optimiste et ennemi du sermon, qui sait détecter sous l'insaisissable de ses créatures, fuyantes comme des anguilles, sous leurs combines, leur triche, leurs impostures les plus colossales, la dimension humaine captivante. Les intrigues des hommes ne provoquent plus de délire de persécution chez le héros de Bellow, elles l'illuminent. Magistralement rendues, les apparences où chatoient la contradiction et l'ambiguïté cessent d'être une source de consternation : au contraire, le diapré du réel est tonique, jubilatoires sont ses facettes.
La phrase pléthorique existait déjà dans la littérature américaine, en particulier chez Melville et Faulkner, mais pas au degré atteint dans Augie March, où le phénomène dépasse la licence poétique ; car lorsque l'écrivain n'est mû que par cette licence, on tombe vite dans le brio creux des épigones d'Augie March, précisément. Pour moi, les licences de la prose de Bellow sont une preuve par la syntaxe du moi robuste et vaste d'Augie, un moi aux aguets, vagabond, en devenir, toujours en mouvement, tantôt cédant à la force d'autrui, tantôt capable de s'en affranchir. L'effervescence de la phrase, ses courants impétueux donnent au lecteur le sentiment qu'il s'y passe mille choses à la fois. La prose est foisonnante, ardente, théâtrale, exhibitionniste, elle accueille le dynamisme du vécu sans évacuer la réflexion. Cette voix désormais irrésistible se laisse envahir par l'esprit mais ne perd pas contact avec les mystères de l'émotion. C'est une voix intelligente et irrépressible, qui s'exprime avec toute sa force en conservant pourtant la faculté aiguisée de prendre la mesure des choses.
Biographie de l'auteur :
Saul Bellow est né à Lachine, banlieue de Montréal, en 1915, de parents juifs émigrés de Russie. Diplômé de l'université de Chicago, en sociologie et en anthropologie, il enseignera à l'université du Wisconsin avant de servir dans la marine durant la Seconde Guerre mondiale. Après sa démobilisation, il s'établit à New York où, tout en travaillant pour l'Encyclopcedia Britannica, il poursuit sa carrière d'enseignant. Son premier livre, L'homme en suspens, paraît en 1944 suivi de La victime en 1947, où il analyse en profondeur la relation entre juif et non-juif. En 1948, grâce à une bourse Guggenheim, il passe deux ans à Paris, où il écrit Les aventures d'Augie March, qui lui vaut le prestigieux National Book Award en 1954. Herzog, paru en 1964, une biographie intellectuelle et spirituelle, lui apporte une renommée internationale. La France le fait chevalier des Arts et des Lettres en 1968, Le don de Humboldt (1975) est primé par le prix Pulitzer et, en 1976, Saul Bellow se voit attribuer le prix Nobel de littérature. Saul Bellow a aussi écrit des pièces de théâtre, dont Under the Weather (1964), et a traduit les oeuvres d'Isaac Bashevis Singer. Il a également collaboré à de nombreux journaux (Harper's Bazaar, The New Yorker, Esquire, Partisan Review, The NY Times Book Review, Horizon, Encounter, etc.) et fut, pendant la guerre des Six-Jours en 1967, correspondant spécial de Newsday. Saul Bellow s'est éteint à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, le 5 avril 2005.
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