Extrait :
Certains naissent sourds, muets ou aveugles. D'autres poussent leur premier cri affublés d'un strabisme disgracieux, d'un bec de lièvre ou d'une vilaine tache de vin au milieu de la figure. Il arrive que d'autres encore viennent au monde avec un pied bot, voire un membre déjà mort avant même d'avoir vécu. Guylain Vignolles, lui, était entré dans la vie avec pour tout fardeau la contrepèterie malheureuse qu'offrait le mariage de son patronyme avec son prénom : Vilain Guignol, un mauvais jeu de mots qui avait retenti à ses oreilles dès ses premiers pas dans l'existence pour ne plus le quitter.
Ses parents avaient ignoré les prénoms du calendrier des Postes de cette année 1976 pour porter leur choix sur ce «Guylain» venu de nulle part, sans même penser un seul instant aux conséquences désastreuses de leur acte. Étonnamment et bien que la curiosité fut souvent forte, il n'avait jamais osé demander le pourquoi de ce choix. Peur de mettre dans l'embarras peut-être. Peur aussi sûrement que la banalité de la réponse ne le laissât sur sa faim. Il se plaisait parfois à imaginer ce qu'aurait pu être sa vie s'il s'était prénommé Lucas, Xavier ou Hugo. Même un Ghislain aurait suffi à son bonheur. Ghislain Vignolles, un vrai nom dans lequel il aurait pu se construire, le corps et l'esprit bien à l'abri derrière quatre syllabes inoffensives. Au lieu de cela, il lui avait fallu traverser son enfance avec, accrochée à ses basques, la contrepèterie assassine : Vilain Guignol. En trente-six ans d'existence, il avait fini par apprendre à se faire oublier, à devenir invisible pour ne plus déclencher les rires et les railleries qui ne manquaient pas de fuser dès lors qu'on l'avait repéré. N'être ni beau, ni laid, ni gros, ni maigre. Juste une vague silhouette entraperçue en bordure du champ de vision. Se fondre dans le paysage jusqu'à se renier soi-même pour rester un ailleurs jamais visité. Pendant toutes ces années, Guylain Vignolles avait passé son temps à ne plus exister tout simplement, sauf ici, sur ce quai de gare sinistre qu'il foulait tous les matins de la semaine. Tous les jours à la même heure, il y attendait son RER, les deux pieds posés sur la ligne blanche qui délimitait la zone à ne pas franchir au risque de tomber sur la voie. Cette ligne insignifiante tracée sur le béton possédait l'étrange faculté de l'apaiser. Ici, les odeurs de charnier qui flottaient perpétuellement dans sa tête s'évaporaient comme par magie. Et pendant les quelques minutes qui le séparaient de l'arrivée de la rame, il la piétinait comme pour se fondre en elle, bien conscient qu'il ne s'agissait là que d'un sursis illusoire, que le seul moyen de fuir la barbarie qui l'attendait là-bas, derrière l'horizon, aurait été de quitter cette ligne sur laquelle il se dandinait bêtement d'un pied sur l'autre et de rentrer chez lui. (...)
Un mot de l'auteur :
Monter à bord de la rame du 6h27, c'est prendre place aux côtés de Guylain Vignolles et le laisser vous emporter dans ce voyage à travers les mots. Guylain fait partie de ces invisibles qui croisent nos routes sans qu'on les remarque, de ces gens sur lesquels glissent les regards sans jamais se poser, tous ces êtres dont on pourrait dire qu'ils sont 'à la limite inférieure de la courbe'. Guylain n'existe qu'ici, dans ce RER de 6h27, où, pendant les vingt minutes que dure le trajet, il lit à haute voix des extraits de livres arrachés au pilon, la monstrueuse machine pour laquelle il officie en tant que bourreau tous les jours de l'année. Son existence aurait pu se poursuivre ainsi, au milieu de la grisaille des jours, entre son poisson rouge, son ami et ancien compagnon de travail Giuseppe et quelques autres cabossés de la vie tous plus pittoresques les uns que les autres. Mais c'eut été sans compter sur le coup du destin qui, un matin, va faire jaillir du strapontin sur lequel il s'assoit une insignifiante clé USB. Les textes qu'elle contient vont alors lancer Guylain dans une quête insensée pour retrouver celle qui a écrit les pages de ce journal pétillant de vie.
Le Liseur du 6H27 est un livre sur l'amour des mots. Amour des mots lus, amour des mots écrits, d'où vont peut-être naître, comme une évidence, des mots d'amour. Et pour vous, lecteur, le souhait sincère que vous preniez autant de plaisir à lire ce livre que j'en ai pris à l'écrire.
Merci
Jean-Paul Didierlaurent
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