Extrait :
C’est pas vous qu’allez m’apprendre quelque chose que j’sais pas déjà. Rapport à mes enfants, en tout cas. Ils sont grands maintenant, mais par des tas d’côtés ils s’conduisent encore comme des mômes. Je sais bien que j’leur tape sur les nerfs - eux aussi, d’ailleurs - et qu’ils m’accusent tout le temps d’me mêler de leurs affaires mais, merde, j’suis leur mère. C’est mon boulot de m’en mêler. Ce qu’il y a, surtout, c’est qu’j’me fais du souci. Pour eux quatre. Et j’le dis haut et fort. Si j’les aimais pas, j’me foutrais pas mal de c’qu’ils font ou de c’qui leur arrive. Mais j’m’inquiète. La plupart du temps, ils voient même pas où ils mettent les pieds, alors j’leur dis c’que je vois. De toute façon, ils m’écoutent pas. Mais si c’est pas moi, leur mère, qui mets l’doigt sur les choses qu’ont l’air d’leur causer des problèmes ou d’leur faire du mal, qui c’est qui l’fera ? C’est comme ça, d’ailleurs, que j’me suis r’trouvée dans ce foutu hôpital. A` force de m’inquiéter pour mes enfants. Cecil, lui, j’veux même pas y penser, des fois que ça m’déclencherait une nouvelle crise. C’est un vice que j’ai depuis trente-huit ans, appelez ça un mari si vous voulez. Entre lui et les mômes, j’en peux plus. C’est même un miracle que j’respire encore. J’les ai eus si vite qu’on aurait cru une seule portée, sauf qu’ils sont tous devenus des animaux différents. Paris est une lionne qui rugit jamais assez fort. Lewis, un cheval qu’arrive pas à s’traîner. Charlotte est un taureau, ça fait pas un pli ; quant à Janelle, ça doit être un mouton - un agneau, plutôt -, vu qu’elle s’laisse toujours entraîner ici ou là et s’demande après-coup comment elle a fait pour arriver là. On a toujours de grands espoirs pour ses enfants. Des grands rêves. On veut qu’il leur arrive c’qu’il y a d’mieux. Que la vie leur fasse les cadeaux qu’elle vous a jamais faits, pour une raison ou pour une autre. Qu’ils soient plus malins qu’vous. Qu’ils fassent de meilleurs choix. Prennent de meilleures routes. On veut pas qu’ils fassent les idiots, qu’ils se conduisent comme des crétins. C’est pour ça que j’pourrais étrangler Lewis de mes propres mains, si j’m’écoutais. C’est la confusion faite homme. Il a toujours une excuse pour tout et en trente-six ans il a pas bougé d’un poil. Il les avait pas volés, bien sûr, les climatiseurs du Lucky Lady Motel qu’la police a, comme par hasard, r’trouvés à l’arrière de notre voiture, dans East L.A, en 1974. A` l’écouter, un pote lui avait dit qu’ils appartenaient à son oncle. Et pourquoi qu’il l’aurait pas cru, hein ? Et puis tout à coup, il a chopé des allergies. V’là qu’il éternuait et qu’il reniflait à tout bout de champ. Il disait que c’était la pollution, mais j’suis pas née de la dernière pluie. Et tout à l’avenant. Il disait qu’il y pouvait rien si les gens lui r’filaient des choses à réparer, ou des trucs qu’il avait pas demandé. Comme la fameuse chaîne hi-fi qui marchait pas. Ou les vieux outils qui en fait sortaient tout droit du garage de Miss Beulah. Quoi, j’l’accusais de voler Miss Beulah ? Parfaitement. Toujours là où il fallait pas quand il fallait pas, celui-là. Comme en 1978, le jour où Duckey et Lucky sont entrés chez le teinturier alors qu’il attendait dans sa voiture, et qu’ils sont ressortis sans teinturerie en lui criant : « Fonce ! » et que comme un idiot il l’a fait et qu’ils ont eu les flics au cul, direction la prison du comté, terminus !
Au cours des trois années qu’ont suivi, il en a fait des allers et retours entre la maison et cette bâtisse grise, et puis un jour il est allé passer dix-huit mois dans un endroit beaucoup plus grand. Mais c’était pas un bon criminel parce que, et d’une, il se f’sait toujours choper ; et de deux, il volait que des conneries dont personne voulait : tondeuses à gazon rouillées, pelles, râteaux, batteries à plat, pneus lisses, selles, j’en passe et des meilleures. A chaque fois qu’il se f’sait serrer, j’me demandais comment quelqu’un avec un QI de 146 pouvait être aussi con. Ses profs disaient qu’c’était un vrai génie. Surtout en maths. Il avait une calculette à la place du cerveau. Mais à quoi ça lui a servi ? J’attends toujours le jour où tous ces chiffres s’additionneront. Il a dû s’passer un truc quand il était derrière les barreaux, parce que depuis — et ça remonte à douze, treize ans, c’que j’vous raconte — Lewis est pas bien. Dans sa tête. Il va jamais jusqu’au bout de c’qu’il entreprend. Des fois, il entreprend même pas.
Heureusement, il est jamais r’tourné en prison, à part une ou deux fois pour conduite en état d’ivresse, et il a eu assez d’bon sens pour arrêter de déconner avec cette saloperie de dope quand il a vu tous ses amis faire une OD. Depuis, il passe son temps à fumer des joints dans son petit deux-pièces lugubre en buvant des milliers d’litres de bière à douze degrés et à jouer aux échecs avec les Mexicains. Quand y a personne chez lui (c’qui arrive pas souvent, vu qu’il supporte pas d’être tout seul plus de deux, trois heures d’affilée), il fait des mots croisés. Les difficiles, là. Et il est bon. Ceux-là, il les termine. D’après c’que j’sais, il a laissé des centaines de femmes franchir sa porte pour un jour ou deux, mais comme il passe son temps à pleurer sur Donnetta, son ex-femme — qu’ça fait déjà six ans qu’ils sont plus ensemble — eh ben, la plupart, elles reviennent pas. Et l’laissez pas trop picoler, surtout. Parce qu’alors là, il a plus qu’ce mot-là à la bouche : Donnetta. Il en parle comme s’ils avaient divorcé la veille. « Elle voulait quelqu’un d’parfait », il dit, ou « J’me suis ruiné la santé à essayer d’la satisfaire. »
Pourtant, même si Donnetta était pas une flèche, c’était quelqu’un d’bien, d’honnête. Quand j’ai quitté Cecil pour la troisième fois, j’ai passé presque un mois chez eux. Remarquez, au bout d’deux semaines, j’étais bonne pour l’asile. D’abord, elle était incapable de faire quoi que ce soit de correct à manger ; en matière de conversation, c’était pas vraiment Oprah ; le ménage, ça faisait pas partie d’ses priorités ; et son garçon aurait eu bien besoin qu’on lui botte le cul au moins deux fois par jour, mais elle, elle disait qu’il fallait les « laisser vivre » et toutes ces histoires qu’on raconte chez les Blancs. Elle avait à peu près autant d’jugeote qu’une dinde de Noël, alors comment voulez-vous mettre un enfant sur le droit chemin si vous-même vous êtes perdue ?
J’étais pas étonnée l’jour où cette gosse s’est tournée vers le Bon Dieu, l’a rencontré et a fini par refuser son dessert du soir à Lewis. Y a quelques mois, elle m’a envoyé une carte postale rose d’un motel de San Diego où elle disait qu’elle s’était r’mariée, qu’elle était enceinte de sept mois et qu’ils savaient déjà que c’était une fille, qu’son nouveau mari s’appelait Tony et qu’il voulait adopter Jamil, qu’est-ce que j’en pensais ? Et puis : P.S. C’est pas que ça a de l’importance, mais Tony est blanc. D’abord, qui elle épouse, c’est ses oignons, même si Lewis en fera sans doute une jaunisse quand il apprendra la nouvelle. Mais y a une chose que j’sais : occupez-vous d’un enfant et il vous aimera, qui qu’vous soyez.
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Présentation de l'éditeur :
Un mari aux abonnés absents. Un fils qui passe sa vie à monter des combines foireuses et à se faire pincer. Une fille qui a honte de sa famille. Une autre qui n'en finit plus de cracher son venin. Mais qu'est-ce que Viola Price, belle femme dans la fleur de l'âge qui s'est toujours sacrifiée pour sa famille, a bien pu faire pour mériter ça ? A la bourre et sans un rond s'annonce comme la chronique d'une modeste famille afro-américaine de banlieue. Mais à mesure que chacun prend la parole, l'aventure tourne au feuilleton tragi-comique qui permet à l'auteur d'aborder le thème de la négritude sur un ton totalement décalé. Salué par la presse d'outre-Atlantique comme un véritable manifeste d'invention langagière, ce roman tout à la fois drôle, amer, irrévérencieux et tendre est un chef-d'œuvre d'humour et de drame mêlés qui fait une utilisation virtuose de toutes les facettes de l'argot américain.
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