Extrait :
249 faubourg Saint-Antoine
Elle était sale, elle était laide, elle sentait le tabac à priser. Elle, c'était la mère Suprin, la concierge. Daumier avait dû la dessiner pour Le Charivari et depuis, elle était restée, méchante et rusée, dans sa loge du 249. Trois chiffres incrustés dans ma mémoire qui situent l'immeuble du faubourg Saint-Antoine où j'ai passé ma jeunesse. Bien plus récent que les murs voisins qui avaient vécu «les trois Glorieuses», il dominait de ses cinq étages le pavé historique Bastille-Nation. Sa façade, si elle avait perdu sa blancheur originelle, était encore fort convenable. Avec ses hautes fenêtres garnies de ferronneries et ses volets à lames, elle en jetait dans ce quartier suintant d'histoire où les rez-de-chaussée étaient pour la plupart occupés par les gens du bois, descendants des Boulle, des Riesener, des Cressent, nés dans les copeaux des ancêtres, inventeurs de la commode, du buffet Henri II et du «fauteuil à la reine».
La même porte cochère, massive comme celle d'un château fort, desservait le 247 et le 249. Elle ouvrait sur un passage à voitures et une cour qu'on aurait pu nommer commune sans le conflit ouvert qui opposait la Suprin à la Gingin, dite «la Dame aux chats», concierge du 247. Une frontière invisible séparait les deux territoires ou plutôt les deux mondes : les pauvres et les gens aisés. Ceux du 249 avaient plus de moyens. Les autres, du 247, qui devaient monter un escalier aux marches délabrées pour gagner leur logement miteux sans eau courante, comptaient parmi les plus déshérités du quartier.
Tous pouvaient suivre, de leurs fenêtres sur cour, le feuilleton quotidien de la guérilla qui opposait la Suprin à la Dame aux chats. Chaque matin, vers dix heures, balai en main, campées de part et d'autre de la ligne de démarcation virtuelle qu'aucune d'elles ne franchissait, les mégères échangeaient, pour d'obscures raisons, des injures atroces.
Présentation de l'éditeur :
249, faubourg Saint-Antoine est le livre d'une maison et d'une famille au temps où ce faubourg avait une âme, celle des gens du bois, des descendants de Boulle, de Riesener, de Jacob. Ces pages arrachées à un passé déjà bien estompé - le récit débute en 1914 - ne sont pas des mémoires. Le «je» est certes un peu moi mais aussi un autre, plutôt des autres. Et si Jean-Baptiste Benoist, la plus «fine lame» des sculpteurs sur bois, collectionneur fantasque, chef de famille et mari exemplaire, ressemble à Jean-Baptiste Diwo, mon père, il reste un personnage largement imaginaire, comme les autres acteurs de cette comédie parisienne. Car à travers eux, j'ai souhaité retrouver l'atmosphère si particulière de mon enfance, les copeaux, le bruit de la varlope et l'odeur de la colle d'un quartier aujourd'hui disparu.
J. D.
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