« Le projet le plus général de Nietzsche consiste en ceci : introduire en philosophie les concepts de sens et de valeur. [...] Nietzsche n'a jamais caché que la philosophie du sens et des valeurs dût être une critique. Que Kant n'ait pas mené la vraie critique, parce qu il n'a pas su en poser le problème en termes de valeurs, tel est même un des mobiles principaux de l'oeuvre de Nietzsche. »
Cette analyse rigoureuse et critique de la philosophie de Nietzsche est une lumineuse introduction à l'oeuvre d'un philosophe trop souvent réduit au nihilisme, à la volonté de puissance et l'image du surhomme. Gilles Deleuze remarque que « la philosophie moderne présente des amalgames, qui témoignent de sa vigueur et de sa vivacité, mais qui comportent aussi des dangers pour l'esprit » et que la force du projet philosophique de Nietzsche dans le « dépassement » de la métaphysique est « de dénoncer toutes les mystifications qui trouvent dans la dialectique un dernier refuge. [...] La philosophie de Nietzsche a une grande portée polémique. »
La philosophie a longtemps été définie comme une discipline dialectique, procédant par analyse conceptuelle de manière à définir ce que sont les choses en leur essence immuable. Avec Nietzsche, la philosophie change d'objet et de méthode. La question essentielle n'est plus "qu'est-ce que ?" mais "qui ?". Qui a intérêt à définir le bonheur, la vertu, la liberté comme ceci plutôt que comme cela ? Le créateur de la philosophie à coups de marteau paraît ainsi se demander à qui profitent ces abstractions dont les penseurs font leur miel, à la manière d'un Sherlock Holmes cherchant à savoir à qui profite le crime.
Scrupuleux analyste de ce travail de généalogiste entrepris par Nietzsche, enquêtant sur l'origine de nos valeurs, Gilles Deleuze révèle avec brio le caractère radicalement critique et révolutionnaire de son mode de penser. Cette étude est une oeuvre tout autant qu'un commentaire. Sa lecture suppose une solide culture philosophique. --Paul Klein