Extrait :
«Sa vie est un vrai conte de fées» : voilà ce qu'écrit Vogue à propos d'Helena Rubinstein. On est en 1915 et Madame - comme tout le monde l'appelle déjà - vient d'ouvrir son premier salon de beauté à New York. Une grande réception aux murs tendus de velours bleu foncé, avec des boiseries rosées et des sculptures d'Elie Nadelman glanées dans la collection privée de Madame. Puis une enfilade de pièces, chacune décorée selon un thème particulier : on y trouve un salon Louis XVI, une Folie chinoise dans les tons noir, or et écarlate... La minuscule maîtresse de maison, que ses talons rehaussent de quelques centimètres bienvenus (la nature l'ayant dotée en tout et pour tout d'un mètre quarante-sept), exhibe l'ensemble aux journalistes, priés d'admirer. Même débordée, elle a toujours un instant à leur consacrer. Car pour Madame, un sou est un sou. Et si elle-même n'est pas avare de réclames, elle sait que la meilleure des promotions, c'est encore un bon gros entretien étalé sur plusieurs pages avec photos en prime. Et puis ça ne coûte rien.
L'histoire qu'elle leur conte est digne de Cendrillon. Douze ans plus tôt, en 1903, Helena Rubinstein, une pauvre émigrante polonaise, ouvre son premier salon en Australie, à Melbourne : un petit local où elle vend des pots de crème pour le visage. Les clientes affluent, le produit ne coûte pas grand-chose à fabriquer, la dame a le sens des affaires : deux ans plus tard, elle a fait fortune. En 1915, la voici millionnaire. Londres et Paris sont déjà éblouis; elle s'apprête à conquérir l'Amérique.
Mais un conte de fées, ce n'est pas juste l'histoire d'une fulgurante ascension sociale. Ces récits révèlent aussi quelque chose sur nos rêves les plus enfouis. Si Helena Rubinstein a fait de sa vie un roman, c'est parce qu'elle a su exploiter ceux que les femmes se racontent tout bas. Car les cosmétiques ont partie liée avec le rêve, celui d'un corps idéal, défiant le temps qui passe.
Pour aller vite, on peut dire que tout au long de l'Histoire, les cosmétiques ont eu bonne ou mauvaise réputation selon que les femmes qui les utilisaient étaient humbles ou puissantes. Quand le poète Ovide, dans son Art d'aimer, recommande à ses lectrices de faire attention à poudrer leurs aisselles, à se raser les jambes, à se blanchir les dents, à «emprunter à la céruse sa blancheur artificielle», à se farder si elles ont le teint pâle (en «rosissant leurs pommettes»), enfin à «animer l'éclat de [leurs] yeux avec de la cendre fine», il vit dans une société où les femmes jouissent de droits non négligeables, même si la scène politique leur est interdite. Ou prenons l'exemple du poète Alexander Pope, dont la pseudo-épopée, La Boucle de cheveux enlevée, mentionne dans une scène célèbre la toilette de l'héroïne chargée de «houppettes, poudres, mouches, bibles et billets doux». Sa Belinda, jeune héritière aristocratique, ne reste pas chez elle : elle sort, fréquente le beau monde, joue un rôle actif dans la société de son temps. C'est lorsque ce rôle se limite pour les femmes à produire des héritiers et se soumettre à leur mari que les cosmétiques sont mal vus. Ils s'attirent les foudres de saint Paul ou du Talmud, lequel affirme qu'une «épouse dont la beauté ne doit rien aux fards permet à son époux de vivre deux fois plus vieux et lui procure la paix de l'esprit».
Présentation de l'éditeur :
En 1909, Helena Rubinstein ouvre son premier salon de beauté à Paris, l'année même où Eugène Schueller fonde L'Oréal.
C'est l'acte de naissance de l'industrie cosmétique qu'ils incarneront l'un et l'autre, dans ses contradictions, tout au long du XXe siècle.
Car si pour Helena Rubinstein les produits de beauté permettaient aux femmes de s'imposer dans un monde d'hommes, en revanche, aux yeux d'Eugène Schueller, ils devaient lui permettre de gagner suffisamment d'argent, et il en a gagné énormément, pour défendre des idées ultra-conservatrices. Qu'importe ce que faisaient les femmes de ses onguents, l'essentiel était qu'elles se consacrent à leur foyer. La Guerre de la beauté raconte les destins si dissemblables de cette jeune Juive qui fuit le ghetto de Cracovie pour tenter l'aventure, devenant la première femme millionnaire, et d'un chimiste qui se pense en politicien avant de sombrer dans la collaboration et de léguer un empire à sa fille unique, Liliane Bettencourt.
Le rachat par L'Oréal en 1988 de la marque Helena Rubinstein semble marquer la victoire posthume d'Eugène Schueller, mais ce sera au prix de la réputation de son entreprise : très vite le passé trouble des principaux dirigeants de la multinationale refait surface, déclenchant un scandale mondial.
À travers cette saga passionnante, Ruth Brandon s'interroge sur notre attachement aux produits cosmétiques devenus réellement efficaces. Aujourd'hui, sur fond de nouveaux scandales et alors que la chirurgie et la possibilité de retoucher les photographies ont changé notre approche de la beauté, la guerre continue. Mais ce sont nos corps qui servent de champ de bataille. À travers ses publicités où des êtres humains parfaits vantent des articles miraculeux - les mêmes dans le monde entier -, L'Oréal nous impose des idéaux inatteignables. Serait-il désormais interdit de vieillir ?
Ruth Brandon est journaliste et romancière.
Elle vit entre Londres et la France.
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