Extrait :
La Tour n'est pas Babel, mais elle pourrait l'être, tant elle est fébrile, tant y règne le désordre. On la voit de loin. Sa silhouette de géante famélique héritée du développement débridé des années 1970 se détache, incongrue, telle une retraitée au milieu des autres immeubles. Il est impossible de se poster deux minutes devant la porte : un flot incessant de vie et de confusion entre et sort, entraînant tout sur son passage.
«Nous ne permettrons pas la construction d'un nouvel édifice de ce type», prétendent les gens de l'urbanisme, sans pour autant le promettre, car aujourd'hui on ne peut jurer de rien, et il n'est pas dit qu'ils ne mettront pas en chantier une nouvelle tour à l'autre bout de la ville.
La ville s'appelle Alfarache. À l'échelle du monde, elle n'est rien, peut-être qu'elle n'apparaît même pas sur les cartes, mais pour ses habitants elle est tout, et tout passe par elle, tout est attiré par le magnétisme de son monumental Sacré-Coeur, sous lequel un cardinal s'est fait construire un sarcophage où attendre la résurrection. Il n'avait pas manqué d'indiquer qu'il se trouvait bien là : il n'aurait pas fallu que le doigt de Dieu passe à côté et le laisse à jamais à la poussière. En haut de cette colline se sont succédé à travers les siècles les Phéniciens et les Romains, les Wisigoths et les Arabes. Aujourd'hui les archéologues, profitant du chantier pour le futur métro, tentent de résoudre le mystère d'un mont appelé Chaboya. C'est là que les Arabes auraient érigé le château qui donne son nom à la localité : Alfarache.
La Tour est le plus grand édifice de la ville, un bloc acide et inhumain où vivent autant de personnes que dans le lotissement de petites maisons alignées qui vient d'être construit en périphérie. Des personnes installées sur des étagères suspendues, comme des livres, chacune avec son histoire. De bonnes histoires et de mauvaises histoires. Certaines à leur début, d'autres sur le point de s'achever.
Dans le hall de la Tour quand il pleut, ou bien à son stand de cartons bricolé dans la rue, Patachula le Boiteux fait la retape toute la journée pour sa loterie très spéciale. Il vend aux habitants des billets parfaitement illégaux, qu'il signe «Patachula» sans la moindre pudeur, pour une mise de cinq cents euros. Une seule fois le numéro de la chance sortit, et Patachula paya religieusement les billets gagnants, si bien que la confiance dans sa loterie grandit, même parmi ceux qui doutaient qu'il répartisse le gain.
Dans la Tour vivent des Indiens, des Marocains, des Équatoriens, des Espagnols, des Guinéens, des Nigérians... Ils vont et viennent, se débrouillent, ils apportent avec eux ce qui nourrit leur vie, les histoires avec lesquelles ils arment leur conscience, la mémoire poussiéreuse des déserts, les coquillages, la danse du maïs et la cumbia, la peur de l'arrestation, la voix prophétique qui s'élève du minaret. Parfois on entend des bribes de conversations.
Présentation de l'éditeur :
Berta, Rachid, Stéfano, Angel, Lucia, Gil et Nor.
Celle qui a perdu le carnet.
Ceux qui vivent de petits trafics.
Celui qui s'est installé ici après la mort de sa femme.
Celle qui cherche un travail honnête.
Celui qui veille sur son jeune voisin et lui transmet tout ce qu'il sait.
Celui qui a quitté son pays au péril de sa vie.
Ils n'ont ni le même âge, ni la même nationalité, ni la même langue, ni les mêmes soucis. Un seul point commun : tous sont des habitants de la Tour, ce bloc confus, fébrile et bruyant d'une banlieue pauvre de Séville.
Un jour, Nor manque à l'appel dans la classe où Angel enseigne la philo. Mais il lui a laissé une lettre : il est parti chercher son frère qui doit arriver de Guinée par bateau, à la merci des passeurs et de la tempête annoncée. Alors, tout se met en branle. Et parce que Angel se décide à sonner à la porte d'un voisin, tous ces gens qui s'ignoraient vont comprendre qu'ils font partie de la même histoire.
Eliacer Cansino, né à Séville en 1954, ressemble à Ángel, son héros : il vit et enseigne la philosophie depuis plus de trente ans au lycée de San Juan de Aznalfarache, une banlieue défavorisée de Séville. Il a écrit une vingtaine de livres, notamment des romans pour la jeunesse.
Les enfants de Babel a reçu la plus grande distinction espagnole : le prix national de littérature jeunesse du ministère de la Culture.
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