Extrait :
L'histoire du téléphone
À peine entré dans la classe, Zouiev sort de son cartable et déballe une demi-douzaine d'icônes miniatures, en cuivre, en étain, en bois et en papier ; il les aligne devant lui sur sa table et se met à les embrasser méthodiquement, de peur d'en oublier une qui, vexée, lui ferait ensuite une crasse. Zouiev a une bonne raison de prier : une dictée va commencer dans quelques minutes, une dictée d'enfer, promise depuis onze jours, par notre directeur en personne, Bourgmeïster (que nous appelons «Six-yeux»). Il est venu de son pas martial nous annoncer, pile onze jours auparavant, de sa voix cérémonieuse et théâtrale comme s'il récitait une tirade, que :
Monsieur l'Inspecteur régional de l'Instruction publique,
Son Excellence Monsieur le Comte Nikoldi Ferdinandovitch von Loustik,
Nous ferait incessamment le bonheur de sa visite
Et qu'il souhaiterait sûrement assister au cours de russe
Et autant que faire se peut à une dictée.
Ce jour est arrivé. J'ai particulièrement pitié de Timocha Makarov, mon meilleur ami, assis derrière moi. Il a manqué la classe à cause de la fièvre typhoïde et pris du retard. De plus, la ponctuation n'est pas son fort. Son visage aux oreilles décollées et criblé de taches de rousseur reflète une peur mortelle.
- Ne t'en fais pas, Timocha... J'ai une idée !
En deux secondes je sors de ma poche un bout de ficelle que j'avais détaché d'un ancien cerf-volant en papier, j'en noue une extrémité au lacet de ma chaussure et tends l'autre à Timocha.
- Enroule-la autour de ta cheville... Serre plus fort ! Et pendant qu'il s'évertue à attacher la ficelle, je lui dis :
- Je tirerai dessus une fois pour une virgule, deux fois pour un point d'exclamation, trois pour un point d'interrogation, quatre pour deux points, tu as compris ?
Timocha opine joyeusement du bonnet et veut me dire quelque chose, mais comme il bégaie, rien d'autre ne sort de sa bouche qu'un borborygme et des postillons. Son voisin, Mounia Blokhine, est un garçon à la tignasse bouclée, petit et vif. Il est déjà en train de fouiner sous les tables avec son pied pour étendre le réseau téléphonique. Il ne peut admettre qu'une invention aussi brillante ne profite qu'à un seul individu ! Et Bougaï, un redoublant, se trouve juste derrière Timocha. Il faut prolonger la ligne téléphonique jusqu'à lui. Blokhine tire de sa poche une cordelette et la tend entre Timocha et Bougaï, qui l'entortille aussitôt à sa jambe droite. A côté de Bougaï, il y a aussi Kozielski, le dernier de la classe. Ziouzia Kozielski est un pleurnicheur, un quémandeur et un trouillard. Il faut le raccorder au réseau sinon il va faire ses jérémiades avec dénonciation en prime. Derrière Ziouzia, tout contre le mur du fond, au «Kamtchatka», il y a encore les frères Babientchikov, aux yeux ronds comme des billes, de sacrés cancres connus de tout le collège. Ils ont des poings en forme de poids, et il faut les associer.
Présentation de l'éditeur :
On a beau faire, quelquefois, c est comme si on avait le monde entier contre soi. Et au collège plus qu ailleurs. Jugez un peu : Un cahier enfoui pour cacher de mauvaises notes ; le chien du proviseur, Eschyle, qui le déterre pour jouer ; des professeurs qui ont tout sauf le sens de l humour et de la mesure, et qui tous me désignent comme coupable ; aussitôt, c est la menace d une exclusion définitive. Mais à Odessa, en 1895, être exclu du collège, cela veut dire être mis à l écart de la société. C est presque être condamné à mort. Alors, moi qui aime apprendre, moi qui veux apprendre, comment pourrais-je échapper à une telle sentence ? A partir de 12 ans.
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