Extrait :
Longtemps, je l'avais détesté : nous avions aimé la même femme. Et il était mon ami. Les choses, toujours si simples, sont souvent compliquées. Nous nous étions promenés ensemble, en riant, sur mer et sur la terre. Il me suffisait de penser à lui pour voir des ports pleins de bateaux, des rizières en terrasses et des champs de lavande. Il était grand, très calme, toujours égal d'humeur, implacable et sûr de lui. Il ne croyait à rien, il se moquait de tout. Il avait un don assez rare : c'était d'enchanter la vie. Hommes, femmes, enfants, animaux familiers, fonctionnaires des douanes ou des télécommunications, professeurs de métaphysique et vendeuses de supermarché, tous ceux qui l'avaient rencontré ne fût-ce qu'une fois ne l'oubliaient jamais. Les femmes surtout l'adoraient. Mais il savait aussi séduire les hommes. Il passait : un soleil intérieur se mettait à briller. Et maintenant, il était plongé dans les froides ténèbres et il allait descendre pour toujours sous cette terre qu'il avait parcourue. La vie, qu'il rendait si gaie, est une affaire assez sombre.
A la porte du cimetière, je suis tombé sur Gérard. Il parlait déjà aux photographes. Gérard est un ami. Nous ne nous aimons pas beaucoup, tous les deux. Et je crois que Romain ne l'aimait pas non plus.
- Pauvre Romain ! me dit-il.
- Pauvres de nous, lui dis-je. Il va falloir se passer de lui, et ce ne sera pas facile tous les jours.
Romain n'avait pas voulu d'un enterrement religieux. Il n'aurait eu pourtant que l'embarras du choix. Sa mère était une Juive allemande et les rabbins, comme les curés, comme les pasteurs, et peut-être les imams, auraient été trop heureux de le récupérer. À la suite d'aventures, dont il ne parlait jamais, dans les sables du désert et du Moyen-Orient, puis dans le ciel de Russie avec ceux de Normandie-Niémen, il était compagnon de la Libération et il dissimulait sous sa manche au lieu de les coudre dessus quelque chose comme des galons de commandant ou peut-être de colonel. Avec un peu de chance, on aurait pu lui monter un de ces ballets à grand spectacle dont les Invalides ont la recette.
Je rêvai quelques instants à cette cérémonie solennelle qui sortait tout armée de mon imagination et qui ne prendrait jamais place dans la réalité à la mémoire de Romain. Il m'était arrivé d'assister aux Invalides aux obsèques d'un autre Romain dont les masques et les pièges m'avaient longtemps fasciné et dont les livres m'avaient tant plu qu'il était devenu pour moi comme un ami lointain qu'on va saluer quand il s'en va : Romain Gary. (...)
Quatrième de couverture :
Un matin de printemps a lieu l’enterrement de Romain. Habité par un goût immodéré du bonheur, il ne croyait à rien mais cultivait un art difficile : l’amour de la vie. Il passait, un soleil intérieur se mettait à briller. Au cimetière, parmi des hommes et des femmes en larmes, son ami le plus proche voit – ainsi que dans la première scène de La Comtesse aux pieds nus – se dérouler les vies innombrables et les destins croisés de ceux qui jettent une rose sur le cercueil de celui qu’ils aimaient tant.
Deux figures de femme règnent au long de ces pages : ce sont une mère et sa fille. Autour d’elles et de Romain, du New York des années 30 aux dernières découvertes de la science, en passant par les plaines d’Ukraine, une île grecque, un hôtel italien et la côte sud de la Turquie, on voit défiler le valet de chambre de Hitler, les pilotes de l’escadrille de Normandie-Nièmen, un historien d’art, un professeur de physique théorique, Arthur Rubinstein et le maréchal Joukov, Lucky Luciano et Churchill... Chacun d’entre eux est le héros d’un petit roman qui est lié par l’Histoire et les sentiments au grand roman qui les fait tous se rejoindre. La vie apparaît comme une grande sarabande ; elle est aussi une fête en larmes.
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