Extrait :
Pour se rendre à la cérémonie, elle se changea et revêtit son costume de mariée, une veste et une jupe rouges, se coiffa artistement d'une écharpe qu'elle drapa autour de sa tête en quittant la maison de son père. Le rebouteux avait emprunté de l'argent pour louer deux charrettes attelées à des mules, l'une pour transporter les cadeaux destinés à la famille du marié, l'autre pour les malles de la mariée remplies de couvertures et de vêtements. Il y avait un palanquin pour la mariée elle-même, et le rebouteux avait dû engager quatre porteurs, deux charretiers, un joueur de flûte et deux gardes du corps pour les protéger des bandits. Pour sa fille, il avait choisi ce qui se faisait de mieux : le palanquin le plus élégant, les charrettes les mieux entretenues, les gardes les plus forts, avec de vrais pistolets et de la poudre. Dans une des charrettes se trouvait la dot, la jarre d'opium et la jarre d'os de dragon. Il avait maintes fois assuré à sa fille qu'elle ne devait pas se soucier du coût. Après le mariage, il irait à la Mâchoire du Singe ramasser d'autres os.
À mi-chemin entre les deux villages, deux bandits coiffés de cagoules bondirent hors des fourrés.
– Je suis le fameux Bandit Mongol ! vociféra le plus grand des deux.
Tante Précieuse reconnut tout de suite la voix de Chang, le fabricant de cercueils. Quelle était cette plaisanterie ridicule ? Mais avant qu'elle ait pu dire un mot, les gardes laissèrent tomber leurs pistolets, les porteurs abandonnèrent leurs brancards, Tante Précieuse fut jetée à bas de la chaise et perdit connaissance.
En revenant à elle, elle vit à travers un brouillard le visage de Bébé Oncle. Il l'avait sortie du palanquin. Elle regarda autour d'elle et constata que les malles avaient été pillées et que les gardes et les porteurs s'étaient enfuis. Puis elle aperçut son père étendu dans le fossé. Sa tête et son cou formaient un angle bizarre, la vie avait déserté son visage. Est-ce qu'elle rêvait ? – Mon père, gémit-elle.
La voyant se pencher sur le corps inanimé, incapable de comprendre ce qui était arrivé, Bébé Oncle saisit un pistolet abandonné par l'un des gardes.
– Je jure de trouver les démons qui ont fait tant de peine à ma future épouse, cria-t-il.
Et il tira un coup de pistolet vers le ciel, effrayant son cheval.
Tante Précieuse ne vit pas le coup de pied qui tua Bébé Oncle, mais elle l'entendit, un fracas terrible, comme l'ouverture de la terre à sa création. Elle l'entendrait toute sa vie durant dans le craquement des branchages, le crépitement du feu, chaque fois qu'un melon se fendrait en été. C'est ainsi que Tante Précieuse devint veuve et orpheline le même jour.
– C'est une malédiction, murmura-t-elle en regardant à ses pieds les corps des deux hommes qu'elle aimait.
Pendant trois jours et trois nuits après leur mort, Tante Précieuse demanda pardon aux corps de son père et de Bébé Oncle. Elle parla à leurs visages immobiles. Elle toucha leurs bouches, bien que ce fût interdit, et les femmes de la maison craignirent que les fantômes contrariés ne viennent la posséder ou décident de rester.
Le troisième jour Chang arriva avec deux cercueils.
– C'est lui qui les a tués ! s'écria Tante Précieuse.
Elle saisit un tisonnier et voulut le frapper. Elle tapa sur les cercueils. Les frères de Bébé Oncle durent l'éloigner de force. Ils prièrent Chang d'excuser la folie de la jeune fille et Chang répondit que pareille douleur était admirable. Comme Tante Précieuse continuait de manifester sa folle et admirable douleur, les femmes de la maison durent l'attacher depuis les coudes jusqu'aux genoux avec des bandelettes de tissu. Elles l'étendirent sur le k'ang de Bébé Oncle, où elle se tortilla et se débattit comme un papillon pris dans son cocon jusqu'à ce que Grande Grand-Mère la force à avaler une potion qui la rendit toute flasque. Pendant deux jours et deux nuits elle rêva qu'elle était l'épouse de Bébé Oncle, qu'elle reposait sur le k'ang avec lui.
Lorsqu'elle revint à elle, elle était seule dans l'obscurité. Ses bras et ses jambes étaient détachés, mais très faibles. La maison était plongée dans le silence. Elle partit à la recherche de son père et de Bébé Oncle. Quand elle arriva dans la salle principale, les corps n'y étaient plus, déjà enterrés dans les cercueils de bois sortis des mains de Chang. En pleurs, elle erra à travers la maison et jura d'aller les rejoindre au fond de la terre jaune. Dans l'atelier où l'on préparait l'encre, elle chercha une corde, un couteau aiguisé, des allumettes, tout ce qui pouvait causer une douleur plus grande que celle qui la déchirait. Puis elle vit un pot de résine noire. Elle prit une louche du liquide et l'introduisit dans la gueule du poêle. L'encre huileuse se couvrit de flammes bleues. Elle inclina la louche et avala.
Quatrième de couverture :
Qu'y avait-il d'autre dans la cachette du fauteuil ? Ruth plongea la main et en retira un paquet. À l'intérieur se trouvait une liasse de papiers, noircis de caractères chinois. La vérité, lisait-on en haut de la première page. Voici les choses que je sais vraies. Que disaient les phrases suivantes ? Les noms des morts, les secrets qu'ils avaient emportés avec eux. Quels secrets ? Ruth eut le sentiment que la vie de sa mère était en jeu et que la réponse se trouvait là, entre ses mains. En lisant les confessions de sa mère, Ruth espère comprendre pourquoi elles ne parviennent pas, l'une et l'autre, à être heureuses. Ces quelques pages lui font l'effet d'une bombe. Le journal de LuLing nous transporte en Chine, dans le village de son enfance, auprès de sa nourrice Tante Précieuse. Quel accident a défiguré cette jeune femme qui fut d'une grande beauté ? Et pourquoi a-t-elle choisi la mort pour empêcher le mariage de sa protégée ? Pour Ruth, les pièces manquantes du puzzle familial se mettent soudain en place. Désormais, elle peut faire face sereinement à son avenir.
Biographie A la mort de sa mère, Amy Tan découvrit des secrets de famille dissimulés depuis toujours : le véritable nom de sa mère, le suicide de sa grand-mère, l'existence d'un premier mari et d'enfants laissés en Chine. A la suite de ces révélations, elle recomposa le roman qu'elle était en train d'écrire. Elle nous offre ainsi un magnifique récit, entre autobiographie et fiction, best-seller aux Etats-Unis. En France, Amy Tan a notamment publié, aux éditions Robert Laffont, La Femme du dieu du Feu et L'Attrape-fantômes.
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