Extrait :
Ils m'ont tous dit de vous, Reine, que vous étiez une sainte. Que si le paradis existe, vous y êtes allée tout droit.
Je ne vous ai pas connue, mais je vous imagine bien, le matin de votre départ, au commencement de la nouvelle étape de ce que certains appelleraient votre calvaire.
Vous avez trente-six ans et quelques cheveux blancs. Vous êtes dure au mal. La souffrance vous est familière. Orpheline de mère à sept ans, seize ans de mariage, treize enfants.
Le jour de la naissance de votre treizième, Marie-Antoinette, huit mois plus tôt, vous vous êtes levée comme tous les matins. Vous avez trait les vaches et porté les seaux à l'écrémeuse. La sage-femme est arrivée après midi quand le gros du travail était déjà fait. Elle a coupé le cordon. Elle est repartie. Vous avez demandé à Marie-Pierre, la servante, de vous apporter ce que vous appeliez de grands drapeaux, des serviettes de lin blanc, et des épingles à nourrice comme celles qui servaient à langer le bébé. Elle vous a aidée, en grommelant, à vous envelopper le ventre, bien serré. Et vous avez marché avec elle vers l'étable pour la traite du soir avec vos seaux.
- Est-ce que les vaches ne devraient pas être tirées, Marie-Pierre, parce que j'ai mis au monde une petite fille du bon Dieu ? Qu'est-ce que les bêtes ont à faire de mes accouchements ? Je ne vais pas les laisser languir avec le lait dans les mamelles !
Vous vous êtes assise sur le tabouret et vos mains se sont mises en mouvement, le front appuyé contre le flanc de la vache.
Je vous vois, Reine, Reine Blé, ouvrir pour la dernière fois la porte de votre maison de la Saint-Antoine, le matin où vous êtes partie. C'était à la Saint-Georges, le jour où les paysans déménagent. Vous comptiez les jours depuis des mois. Et plus la date approchait, plus vous aviez la sensation que le lacet qui vous tenait à la gorge se resserrait. Vous aviez l'expérience des pièges avec votre père, quand il braconnait. Il vous emmenait avec lui lorsque vous étiez petite.
- Accroupis-toi, Reine, petite chambrière ! Attention au garde, cache-toi ! Nous n'avons pas le droit ! chuchotait-il. Ce que nous faisons est un péché. Tu demanderas pardon au bon Dieu et il pardonnera parce que cela donne de la bonne viande à manger à ta mère et ta petite soeur. Regarde, tu te souviendras ?
Il posait, dans la trouée de la haie, le mince anneau de fil de fer qui glissait sur un noeud coulant. La petite Reine s'approchait en sautillant, d'un sabot sur l'autre, le lendemain. Elle se penchait en récitant son Acte de contrition, et ramassait, frissonnante, le corps du lapin raidi, le lacet serré autour du cou. Vite, elle le cachait au fond de son panier d'herbe.
Cette fois, c'est vous le gibier, Reine. Votre courte silhouette se dresse sur votre seuil, le matin de la Saint-Georges 1947, alors que la lumière commence à peine à faire pâlir le ciel au-dessus du toit de la grange. L'éclat des étoiles se ternit et l'angoisse vous étrangle.
Vous ne voulez pas partir !
Henri Blé, votre homme, le père de vos treize enfants, vous a avertie que sa décision était prise et même qu'il avait signé les papiers avec le marchand de biens, par une matinée de l'hiver qui a suivi la fin de la guerre. Il débitait des vergnes au bord de la rivière et vous étiez descendue lui apporter la collation. Il vous a commandé, sans lever le nez de ses bûches :
- Pose le panier là-bas, sur le tas de bois.
Et alors que vous vous attardiez à regarder le bois blanc coupé qui rougissait comme s'il saignait, il a ajouté :
- C'est la dernière fois que je coupe ici pour les autres. Bientôt nous travaillerons pour nous. Nous n'aurons pas la moitié de tout à donner au maître.
Vous avez levé les yeux vers lui et vous avez vu qu'il ne mentait pas. Il vous observait avec, sous les moustaches, ce petit sourire hautain et moqueur qui vous a si longtemps humiliée et fait croire que vous étiez sotte. Vos oreilles se sont mises à siffler et vous vous êtes appuyée au tas de bûches pour dissimuler vos tremblements.
Présentation de l'éditeur :
Ils sont treize frères et sœurs. Ils sont heureux, épanouis, libres. Ils ont réussi leur vie. Tous, garçons et filles, éprouvent la même violente émotion quand on évoque devant eux le souvenir de leur mère. Elle s'appelait Reine... Née dans les années 1920, orpheline à sept ans, élevée par un père aimant et sous la protection affectueuse et vigilante des religieuses, son destin était tout tracé. Mariée à vingt ans à un jeune homme sournois et cruel, elle deviendra une mère Courage soumise à la volonté de Dieu. Son quotidien fut pénible et ses souffrances muettes, étouffées par le conformisme et la rigueur religieuse... Mais jamais elle ne laissera triompher l'adversité.Né d'une rencontre inattendue, ce nouveau roman poignant et inspiré d'Yves Violler retrace l'itinéraire exemplaire – proche par bien des côtés d'un chemin de croix – d'une femme animée par une foi absolue, et par l'amour qu'elle porte à ses enfants.
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.