Extrait :
Extrait de la préface de Umberto Eco :
Le portable et la vérité
Dans ma dernière chronique de L'Espresso, j'ai fait allusion au livre de Maurizio Ferraris, T'es où ?, où l'on voit combien les téléphones cellulaires sont en passe de changer de fond en comble notre mode de vie et sont donc devenus un «objet philosophiquement intéressant». Assumant les fonctions de petit agenda qui tient dans la main et de petit ordinateur agrémenté d'une connexion au Web, le portable est toujours moins un instrument d'oralité et toujours plus un instrument d'écriture et de lecture. À ce titre, il est devenu un instrument d'enregistrement tous azimuts, et nous verrons comment des mots comme écriture, enregistrement et «inscription» peuvent faire dresser les oreilles à un ami de Derrida.
Le lecteur néophyte sera également passionné par les cent premières pages d'«anthropologie» du téléphone portable. Entre parler au téléphone fixe et parler au téléphone portable, la différence est substantielle. Au téléphone, on pouvait demander si quelqu'un était chez lui, tandis que sur le portable (sauf en cas de vol), on sait toujours qui répond et s'il est là (ce qui change notre situation d'intimité). En revanche, le fixe permettait de savoir où se trouvait l'appelé, tandis qu'aujourd'hui subsiste toujours le problème de savoir où il est (par exemple, s'il répond «je suis dans ton dos», mais qu'il soit abonné à une compagnie d'un autre pays, la réponse accomplit un demi-tour du monde). Toutefois, je ne sais pas où se trouve qui me répond, mais la compagnie de téléphone sait où nous nous trouvons tous les deux, en sorte qu'à une capacité de se soustraire au contrôle des individus correspond une transparence totale de nos mouvements par rapport au Grand Frère (celui d'Orwell, pas celui de la télé).
Le nouvel homo cellularis est de nature à inspirer diverses réflexions pessimistes, d'autant plus dignes de foi qu'elles sont paradoxales. Par exemple, c'est la dynamique même de l'interaction face à face entre Pierre et Paul qui change ; il ne s'agit plus d'un rapport à deux, parce que le colloque peut être interrompu par une insertion cellulaire de Jacques, tandis qu'entre Pierre et Paul l'interaction ne se développe que par à-coups ou se bloque. Ainsi, l'instrument de connexion par excellence (le fait que je sois toujours présent aux autres comme les autres à moi) devient en même temps celui de la déconnexion (Pierre est connecté à tout le monde sauf à Paul). Parmi les réflexions optimistes, j'ai un faible pour l'évocation de la tragédie de Jivago qui des années après, assis dans un tramway, revoit Lara (vous vous souvenez de la scène finale du film ?), ne réussit pas à descendre à temps pour la rejoindre, et meurt. Si tous les deux avaient eu un portable, aurions-nous eu une fin heureuse ?
Présentation de l'éditeur :
«... l'aspect le plus intéressant du livre n'est pas que le téléphone portable ait permis à Ferraris de développer une ontologie, mais au contraire que son ontologie lui ait permis de comprendre et de nous faire comprendre le portable.»
Umberto Eco, L'Espresso.
«T'es où ?» : avec l'apparition du téléphone portable, cette question est devenue un réflexe, et la mobilité une évidence. Véritable appendice de notre être, cet outil a radicalement transformé notre vie quotidienne, modifié notre façon de voir, de comprendre et d'apprendre. D'où la notion d'ontologie qui préside à cette analyse à la fois profonde et enjouée du portable et de sa signification.
Maurizio Ferraris nous montre avec virtuosité combien, plus que simple objet de communication, le mobile est un instrument d'écriture, de lecture et d'enregistrement de la réalité sociale. Dans le sillage de Derrida, il développe une analyse philosophique originale : les objets sociaux consistent en inscriptions, sur le papier (carte d'identité), dans les mémoires magnétiques (carte de crédit), dans la tête des gens. Ainsi, le mobile, sorte d'ordinateur téléphonique, représente un formidable instrument de construction de la réalité sociale. Capable de se connecter à tous les systèmes de communication, d'accéder à tous les circuits d'enregistrement, de vérifier l'état d'un compte bancaire, de payer une place d'Opéra ou de charger un livre, le mobile absorbe tout.
Et dans cette extension objective du sujet qui s'appelle «portable», il y aurait plus de choses que n'en rêve la philosophie...
Maurizio Ferraris est professeur de Philosophie théorétique à l'Université de Furin et dirige la Rivista di Estetica.
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