Un mot de l'auteur :
Ce livre, je l'ai écrit parce qu'on m'a interdit de l'écrire. Il y a quelques mois, des producteurs de cinéma m'ont dit : «tu fais ton film, tu vas pouvoir réaliser le film que tu as écrit». J'ai donc signé un contrat et dans ce contrat, il y avait l'interdiction de pratiquer des sports violents ; je ne pouvais donc pas faire de ski, parce que je me devais entièrement au tournage. Et surtout, autour de la table du contrat, on me dit : «vous n'écrivez pas pendant tout le temps du film. De toute façon, vous n'en aurez pas le temps». C'est une phrase qui m'a provoqué et évidemment, pendant le tournage et le montage du film, dès que je le pouvais, je m'isolais, que ce soit au réfectoire, à l'hôtel, dans une salle de montage vide, pour écrire, écrire ces histoires que je portais en moi depuis plusieurs années. Je retrouvais finalement le plaisir de l'écriture clandestine, de l'écriture adolescente, vous savez : le cahier qu'on a en dessous du cahier officiel, le cahier où l'on aime écrire, pas le cahier où l'on est obligé d'écrire. Odette Toulemonde : et autres histoires, ce sont huit nouvelles, huit «nouvelles destins», c'est-à-dire huit nouvelles qui, en une vingtaine de pages, racontent toutes un destin de femme, toutes une vie. J'aime la nouvelle, parce qu'elle permet de s'installer dans la solitude et dans l'intimité d'un personnage, d'aller dans ces zones où l'on prend les grandes décisions qui font une vie, qui permettent à cette vie de se réussir ou de se rater. J'ai beaucoup aimé écrire ces nouvelles, parce que ces nouvelles ont été, pour moi, le moyen de devenir femme. L'écriture est évidemment le seul moyen - ou sinon, c'est une intervention chirurgicale lourde -, pour moi, de devenir femme et de m'approcher d'une psychologie féminine. Je trouve que les femmes sont plus intéressantes que les hommes, dans le roman, dans le théâtre ou dans la nouvelle, parce que les femmes vont jusqu'au bout. Dans la vie, elles sont ainsi. Elles vont jusqu'au bout de leurs décisions et de leurs actions. C'est souvent elles qui décident. C'est souvent une femme qui décide d'un couple, ou qui décide que ce couple va cesser. Et cette force des femmes est une chose qui les transforme en héroïnes, et qui en fait des vrais personnages essentiels. En même temps, si les femmes sont fortes, je ne peux arriver à les toucher et à me glisser en elles qu'en trouvant leur douleur, leur douleur fondamentale, le lieu de peine et de souffrance qui constitue le centre d'une vie. La nouvelle titre : «Odette Toulemonde» est l'histoire d'une lectrice et d'un écrivain. Odette Toulemonde est une femme toute simple, qui est vendeuse le jour, plumassière la nuit, c'est-à-dire qu'elle coud des plumes pour les costumes du Lido ou des casinos. Cette femme n'a pas grand-chose pour être heureuse mais est totalement heureuse, puisque c'est comme si, à l'intérieur d'elle-même, elle avait un orchestre de jazz qui jouait en permanence. Elle a de la joie à l'intérieur d'elle. Et elle pense que cette joie, elle la doit à un écrivain qu'elle adore, qui s'appelle Balthazar Balsan. Elle veut lui dire cela. Elle va le rencontrer deux fois ; elle va être incapable de le lui dire, et lui ne va même pas la remarquer. Alors, elle va lui écrire une très belle lettre où elle lui exprime l'importance qu'il a dans sa vie. Cette lettre va avoir une conséquence inattendue, c'est-à-dire qu'un jour, cet homme va débarquer chez elle. Il va sonner à la porte de son appartement, en lui disant : «c'est vous qui m'avez écrit cela ?». En effet, il est dans un désarroi total, il est en pleine dépression, et cette lettre qu'il avait sur lui est tellement tendre, tellement pleine d'amour que son premier réflexe a été de se réfugier chez cette femme. Et là, l'histoire commence. Maintenant, je vous quitte. J'espère que vous allez ouvrir les pages de ce livre, ou en tout cas d'un autre livre, et que vous allez voyager dans des personnages, voyager dans l'humain, parce que je crois qu'on n'a inventé la littérature que pour satisfaire cette curiosité intense que nous avons tous : la curiosité des autres, la curiosité de la vie, la curiosité des destins.
Eric-Emmanuel Schmitt
Extrait :
En cuir, l'intérieur de la Royce. En cuir, le chauffeur et ses gants. En cuir, les valises et les sacs bourrant la malle. En cuir, la sandale tressée qui annonce une jambe fine au bord de la portière. En cuir, le tailleur jupe écarlate de Wanda Winnipeg.
Les chasseurs s'inclinent.
Wanda Winnipeg franchit le seuil sans regarder personne ni vérifier que ses affaires suivent. Comment en serait-il autrement ?
Derrière le comptoir de l'hôtel, les employés frémissent. Faute de pouvoir capter son attention derrière ses lunettes fumées, ils débordent de formules accueillantes.
- Bienvenue, madame Winnipeg, c'est un grand honneur pour nous que vous descendiez au Royal Emeraude. Nous ferons tout pour rendre votre séjour le plus agréable possible.
Elle reçoit ces marques de haute estime ainsi qu'une menue monnaie due, sans y répondre. Les employés continuent la conversation comme si elle y participait.
- L'espace beauté est ouvert de sept heures à vingt et une heures, ainsi que l'espace fitness et la piscine.
Elle grimace. Paniqué, le responsable anticipe sur un problème.
- Naturellement, si vous y tenez, nous pouvons changer nos horaires et nous adapter aux vôtres.
Arrivant à la hâte, le directeur, essoufflé, s'est glissé derrière elle et glapit :
- Madame Winnipeg, quel immense honneur pour nous que vous descendiez au Royal Emeraude ! Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour le plus agréable possible.
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