Extrait :
Caleb
C'ÉTAIT jour du Seigneur, un petit matin froid de janvier. Il a allumé un cierge à la Vierge. Sa femme pensait que sainte Rita serait plus compétente. Même si ce n'était pas gentil de sa part de considérer l'issue de ce match comme une cause désespérée, cela semblait réaliste. Mais où trouver une sainte Rita à New York ? Une Vierge, ce n'était pas difficile, il en pousse dans toutes les églises. Il a cédé à la facilité, un de ses défauts. Peut-être est-ce cette paresse qui lui a été fatale.
On peut toujours s'adresser des reproches a posteriori. Mais comment savoir ce qui a été déterminant ? Peut-être seulement l'enchaînement des faits. Caleb s'est rendu à Saint-Patrick. Pas pour ses origines irlandaises. Son père était juif, et sa mère, sûrement aussi. Pour dire la vérité : ce n'était pas loin de chez lui. Toujours cette voie du moindre effort. D'autres l'ont fait, allumer des cierges, et ont certifié que cela aidait. Que perdait-il à essayer ? Caleb croyait que seul un miracle pouvait sauver son équipe de l'humiliation. Autant de défaites en une seule saison, il n'avait jamais vu ça. Ni comme joueur ni comme entraîneur. Peut-être est-ce ce qui lui est reproché dans cette affaire, avoir supplié un Dieu qui n'était pas le sien.
Il s'est signé à l'entrée, comme s'il avait été élevé dans la religion catholique. Par souci de politesse. Il s'est agenouillé. Il a prié. Puis il a glissé un billet de dix dollars dans le tronc des offrandes et laissé en partant un cierge rayonnant à la gloire des Giants. Dix dollars, ce n'était pas cher payé pour une victoire. Si on le lui avait réclamé, il aurait versé bien davantage. Mais il ne connaissait pas les usages. Le cierge se vendait un dollar. Il estima qu'en donnant dix fois plus qu'un pénitent ordinaire, il serait mieux entendu. La Vierge a pu trouver cette démarche vulgaire.
Il a omis de demander, en sus, l'autorisation de profiter un peu de la victoire. De son point de vue, cela allait de soi ; pourtant, ça aurait été mieux, en tout cas pas pire, en le disant. «Ma petite Marie, accordez à mes joueurs une jolie avance sur les Yankees, et laissez-moi finir la saison en paix.» Voilà quelle aurait dû être sa requête complète. Franchement, à quoi cela peut-il lui servir à présent que son équipe ait un peu décollé ? À lui, Caleb Michael Golden, sacré il n'y a pas si longtemps (un an et demi) meilleur entraîneur de base-ball de toute l'histoire des États-Unis (autrement dit, du monde). Dire qu'à cette époque, le titre lui était venu tout seul, sans aide extérieure, sans intervention divine, juste en résultat de son travail, de son opiniâtreté, de sa capacité à ne pas se décourager. Qui l'aurait cru, lorsqu'il a débuté (avec peine) sa carrière de joueur, qu'il en arriverait là, un jour ? Meilleur entraîneur. Comme cela a été bon.
Et puis, est venue cette saison calamiteuse. Défaite sur défaite. Cette chute vertigineuse en quelques mois. Pas un match pour effacer le précédent. Une guigne pareille, il fallait remonter à son passé de lanceur de troisième zone pour la dénicher. «Marie, ayez pitié.» Il fallait sauver l'honneur de l'équipe, et le sien.
Présentation de l'éditeur :
«Tout rêve est cannibale. Que faut-il accepter de perdre pour réaliser son rêve ?»
Abandonnée enfant par une mère engagée dans l'armée israélienne, élevée par sa grand-mère, recueillie par Caleb, Salomé Steiner, devenue écrivain, s'est réfugiée dans la création littéraire.
Caleb, entraîneur vedette des Giants, a rencontré Salomé vingt ans auparavant alors qu'elle débarquait de Paris avec son jeune frère Guillaume. Il l'a épousée, adoptant Guillaume dont il a fait une superstar du base-ball. Alors qu'il vient de fêter une victoire à laquelle il ne croyait plus, il provoque un accident de voiture dont il ressort handicapé.
Cet accident bouleverse la donne familiale, équilibre fragile entre Caleb, Salomé et leur fille Judith. Chacun, tour à tour, livre son point de vue et révèle ses failles, ses espoirs, ses fragilités, les rencontres nouvelles qui l'entraînent loin du noyau familial.
Famille éclatée, difficulté d'aimer, répétition au travers des générations des mêmes blessures... autant de thèmes récurrents dans l'oeuvre de Stéphanie Janicot qui se déploient en arabesques et tissent une trame aussi émouvante que maîtrisée.
Ecrivain, journaliste, Stéphanie Janicot a publié de nombreux romans : des Matriochkas (prix René Fallet, prix Goya, prix Bernard Palissy) à Cet effrayant besoin de famille, et en janvier 2007, un essai remarqué, Dieu est avec vous sous certaines conditions (Bayard).
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