Extrait :
L'ivresse ne s'improvise pas. Elle relève de l'art, qui exige don et souci. Boire au hasard ne mène nulle part.
Si la première cuite est si souvent miraculeuse, c'est uniquement grâce à la fameuse chance du débutant : par définition, elle ne se reproduira pas.
Pendant des années, j'ai bu comme tout le monde, au gré des soirées, des choses plus ou moins fortes, dans l'espoir d'atteindre la griserie qui aurait rendu l'existence acceptable : la gueule de bois a été mon principal résultat. Je n'ai pourtant jamais cessé de soupçonner qu'il y avait un meilleur parti à tirer de cette quête.
Mon tempérament expérimental a pris le dessus. À l'exemple des chamans amazoniens qui s'infligent des diètes cruelles avant de mâchouiller une plante inconnue dans le but d'en découvrir les pouvoirs, j'ai eu recours à la technique d'investigation la plus vieille du monde : j'ai jeûné. L'ascèse est un moyen instinctif de créer en soi le vide indispensable à la découverte scientifique.
Rien ne me désole plus que ces gens qui, au moment de goûter un grand vin, exigent de «manger un truc» : c'est une insulte à la nourriture et plus encore à la boisson. «Sinon, je deviens pompette», bredouillent-ils, aggravant leur cas. J'ai envie de leur suggérer d'éviter de regarder de jolies filles : ils risqueraient d'être charmés.
Boire en voulant éviter l'ivresse est aussi déshonorant que d'écouter de la musique sacrée en se protégeant contre le sentiment du sublime.
Donc, j'ai jeûné. Et j'ai rompu le jeûne avec un veuve-clicquot. L'idée était de commencer par un bon Champagne, la Veuve ne constituait pas un mauvais choix.
Pourquoi du Champagne ? Parce que son ivresse ne ressemble à nulle autre. Chaque alcool possède une force de frappe particulière ; le Champagne est l'un des seuls à ne pas susciter de métaphore grossière. Il élève l'âme vers ce que dut être la condition de gentilhomme à l'époque où ce beau mot avait du sens. Il rend gracieux, à la fois léger et profond, désintéressé, il exalte l'amour et confère de l'élégance à la perte de celui-ci. Pour ces motifs, j'avais pensé qu'on pouvait tirer de cet élixir un parti encore meilleur.
Dès la première gorgée, j'ai su que j'avais raison : jamais le Champagne n'avait été à ce point exquis. Les trente-six heures de jeûne avaient affûté mes papilles gustatives qui décelaient les moindres saveurs de l'alliage et tressaillaient d'une volupté neuve, d'abord virtuose, bientôt brillante, enfin transie.
J'ai continué courageusement à boire et, à mesure que je vidais la bouteille, j'ai senti que l'expérience changeait de nature : ce que j'atteignais méritait moins le nom d'ivresse que ce que l'on appelle, dans la pompe scientifique d'aujourd'hui, un «état augmenté de conscience». Un chaman aurait qualifié cela de transe, un toxicomane aurait parlé de trip. J'ai commencé à avoir des visions.
Biographie de l'auteur :
Tous les romans d Amélie Nothomb sont publiés aux Éditions Albin Michel :
Hygiène de l'assassin, 1992 (Prix René Fallet)
Le Sabotage amoureux, 1993 (Prix de la Vocation / Prix Alain-Fournier / Prix Chardonne)
Les Combustibles, 1994
Les Catilinaires, 1995 (Prix du Jury Jean Giono)
Péplum, 1996
Attentat, 1997
Mercure, 1998
Stupeur et tremblements, 1999 (Grand Prix du roman de l Académie française)
Métaphysique des tubes, 2000
Cosmétique de l ennemi, 2001
Robert des noms propres, 2002
Antéchrista, 2003
Biographie de la faim, 2004
Acide sulfurique, 2005
Journal d Hirondelle, 2006
Ni d Ève ni d Adam, 2007 (Prix de Flore)
Le Fait du prince, 2008 (Grand Prix Jean Giono pour l ensemble de son uvre)
Le Voyage d hiver, 2009
Une forme de vie, 2010
Tuer le père, 2011
Barbe Bleue, 2012
La nostalgie heureuse, 2013
Pétronille est son nouveau roman.
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