Extrait :
10 mai 1981
Le pays était bel et bien coupé en deux.
Depuis plusieurs mois - et dans la France entière -, on se répandait en injures, en hypothèses, en pronostics avec, à gauche comme à droite, la même ferveur et une égale mauvaise foi.
Moi, Paul Savidan, dix-sept ans et sept mois, je n'attendais rien de particulier de cette élection présidentielle. Même en âge de voter, jamais je ne me serais soumis à ce qui m'apparaissait comme un exercice assommant. La chose politique, je la tenais éloignée dans une espèce de vague dégoût et autant de méfiance. Un sentiment que j'aurais été bien en peine de vous justifier, mais auquel je m'accrochais contre vents et marées, ce qui, dans cette région de Bretagne où je vivais, aurait pu passer pour un véritable exploit. De la même manière que j'avais raté Mai 68 à cause de mon jeune âge, je raterais ce 10 mai 1981 et quantité d'autres mais à venir, toujours pour d'excellentes raisons. Au fil des années, cela constituerait d'ailleurs l'une des caractéristiques de mon tempérament que de me situer constamment hors champ des événements marquants du monde, du mien comme de celui des autres. Mais ceci est vraiment une autre histoire et il est trop tôt pour s'y attarder.
Cette agitation fébrile autour du duel pour la présidence de la République ne m'avait que très peu concerné. Elle n'avait en rien modifié le déroulement immuable de mon emploi du temps matinal, composé d'une succession de gestes et de rituels intimes accomplis mille fois, toujours dans le même ordre, et dont je ne savais plus désormais s'ils répondaient à une habitude ou à une envie. La force des routines - tout comme l'ordre et la propreté - dégageait mon esprit des pensées confuses, désorientées, bestiales qui T aiguillonnaient en permanence. Autant l'avouer, ce qui m'intéressait par-dessus tout, c'était l'apprentissage de ma sexualité. Je peux même affirmer sans trop d'erreur que c'était ce qui, ces années-là, accaparait l'essentiel de mon énergie. À 9 h 30, je m'attablai devant mes fiches de lecture en vue d'un baccalauréat série D qui se profilait dans un peu plus d'un mois. J'étais par nature un élève très moyen qui se maintenait à un niveau convenable à force d'incessants reproches paternels et d'un non moins incessant bachotage.
Vers midi, le téléphone résonna bruyamment dans le salon désert.
Il me fallut une bonne dizaine de sonneries pour admettre que mon interlocuteur ne céderait pas facilement au chantage de l'inertie. Qui pouvait être aussi entêté ? Un seul nom me venait spontanément à l'esprit. Ce fut donc avec un peu de mollesse et beaucoup de résignation que je me dirigeai vers le salon, puis vers le guéridon où trônait le dernier modèle en bakélite gris souris des Postes et Télécommunications et qu'enfin je décrochai.
- Salut...
C'était la voix mâle de mon ami Rodolphe.
- Évidemment, c'est toi.
- Qu'est-ce que tu branles, amigo ?
Présentation de l'éditeur :
10 mai 1981, François Mitterrand est élu, la France bascule à gauche, saisie d émoi. Pour Paul, Rodolphe, Benoît et Tanguy, dix-sept ans à peine, pas encore le bac en poche, tous les espoirs sont permis, même au fin fond de leur province bretonne. Vivre son homosexualité au grand jour et monter à Paris pour Paul ; embrasser une carrière politique pour Rodolphe ; devenir photographe pour Benoît, fils d agriculteurs ; suivre la voie de Bernard Tapie pour Tanguy. Trente-et-un ans plus tard, que reste-t-il de leurs rêves, au moment où le visage de François Hollande s affiche sur les écrans de télévision ?
Le Bonheur national brut dresse, à travers le destin croisé de quatre amis d enfance, la fresque sociale, politique et affective de la France de ces trois dernières décennies. Roman d apprentissage, chronique générationnelle, le texte de François Roux réussit le pari de mêler l intime à l événementiel d une époque, dont il restitue le climat avec une sagacité et une justesse percutantes.
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