Extrait :
OWEN STUCKEY
J'ai déposé Duncan chez ses parents, puis je suis parti au sud, à quelques kilomètres des chutes, là où une langue de terre se jette comme une flèche dans le Niagara. Des saules surplombent le rivage et les bourgeons en fleur répandaient dans le soir leur odeur de nectar. L'été, des familles entières s'approprient les tables de pique-nique, entretiennent des feux dans de vieilles jantes posées à plat, font griller des saucisses et des épis de maïs. Les mômes se défoulent dans la rivière sous le regard attentif des parents. Ceux, du genre téméraire, qui s'aventurent trop loin prennent une claque de leur père. À vingt mètres du bord, le courant est noir, sournois, et le lit du Niagara jonché de squelettes d'hommes et de petits garçons qui ont voulu se mesurer à lui.
Est-ce là que Bruiser Mahoney nous avait raconté, pour notre plus grand plaisir, l'histoire de Giant Kitchi ? Nous y étions sûrement allés auparavant, Dunk et moi. Gamins, nous avons écume tout ce que la ville comporte de collines et d'endroits où se baigner. Nous connaissions tous les coins et les recoins de Cataract City.
Je me suis souvenu des mares derrière les entrepôts dévastés de Stillwell Road, qui grouillaient d'ouaouarons - nous regardions les têtards percer leurs oeufs translucides, leur corps nacré, brillant comme des écailles de poisson. Bizarre qu'une bestiole aussi grosse et laide qu'une grenouille-taureau, couverte de pustules, puisse commencer si minuscule, si lumineuse.
Le bras mort où nous allions devait être plus à l'ouest, mais où exactement, je ne savais plus très bien... J'ai pensé qu'en grandissant on perd le sens de l'orientation si particulier des enfants, comme si c'était un passage obligé de l'âge adulte. Gamin, on se fiche des atlas et des carrefours - nous composions le plan d'une ville avec seulement les choses qui nous intéressaient, un monde inconnu de la cartographie. Nous avions pour nous diriger des instruments primitifs, une boussole aimantée par l'odorat, le goût, le toucher, la mémoire sensitive - une manière d'écholocation fort simple mais extrêmement précise.
Même sans le retrouver, ce bras mort, je revoyais très bien le soleil envahir l'eau étale, faire du lac une baignoire chaude, par ces après-midi d'août quand le thermomètre grimpait très haut. Il y avait au fond une épave de voiture, hantée selon une légende d'ici - une famille d'une autre ville qui, égarée dans une tempête de neige, avait traversé la couche de glace et sombré. Dans la cour de récré, on murmurait qu'au douzième coup de minuit les fantômes des trois passagers remontaient à la surface : maudits, car ils auraient été athées (une insulte à Cataract City) et certainement végétariens, par-dessus le marché. Faute d'un enterrement religieux, leurs pauvres âmes étaient condamnées à errer au-dessus du lac.
Présentation de l'éditeur :
« Cataract City » : le surnom de Niagara Falls, la petite ville ouvrière près des célèbres chutes d eau, à la frontière entre le Canada et les États-Unis. Owen Stuckey et Duncan Diggs y sont nés, y ont grandi. Leur amitié s est scellée le jour où, à 12 ans, ils ont été enlevés par un déséquilibré. Ils ont toujours rêvé de partir, mais la réalité les a peu à peu rattrapés et leurs chemins ont divergé. Owen, qui a dû renoncer à une brillante carrière sportive, est devenu policier tandis que Duncan, qui a abandonné très tôt ses études, s est pris de passion pour les combats de boxe clandestins. Ses mauvaises fréquentations l ont mené tout droit en prison. À sa sortie, il se retrouve sur un gros coup qui va se transformer en spirale dangereuse, sur fond de contrebande et de règlements de compte. Inévitablement, les deux hommes vont être amenés à s affronter, et il n est pas uniquement question de leur survie à l un et à l autre mais de leur ancienne amitié qui va être mise à l épreuve.
De ses thèmes de prédilection : l identité masculine, les relations père-fils, le rapport au corps, la violence, la boxe, Craig Davidson tire un roman à la fois dur et sensible, incroyablement prenant.
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