Extrait :
JUDITH BUTLER
Pourquoi aborder dans un même texte la littérature comparée et les Etats globaux ? Qu'ont à faire des universitaires spécialistes de littérature avec les Etats globaux ? Nous sommes à n'en pas douter sous l'emprise des mots. Dans quel Etat sommes-nous pour nous poser ces questions sur les Etats globaux ? Et de quels Etats parlons-nous ? Les Etats sont des lieux déterminés de pouvoir, mais l'Etat n'est pas tout le pouvoir possible. L'Etat n'est pas toujours l'Etat-nation. Il existe par exemple des Etats non nationaux, et de même des Etats sécuritaires qui contestent activement la base nationale de l'Etat. Le terme d'«Etat» peut donc être dissocié dès l'abord de celui de «nation», et ces deux termes peuvent être reliés par un trait d'union.
Mais quelle fonction ce trait d'union remplit-il ? Affine-t-il une relation qui a besoin d'être expliquée ? Marque-t-il une soudure qui aurait eu lieu historiquement ? Suggère-t-il une faillibilité au coeur de la relation ?
L'Etat que nous habitons quand nous posons cette question peut ou non avoir un rapport avec l'état dans lequel nous sommes ; comment distinguer alors ces ensembles de conditions et de dispositions qui constituent l'«état dans lequel nous sommes» (qui pourrait au fond être un état d'esprit), de l'«Etat» où nous nous trouvons quand et si nous détenons des droits à la citoyenneté, ou lorsque l'Etat fonctionne comme le domicile provisoire de notre travail ? Si nous nous arrêtons un moment sur le terme «états» au sens de «conditions dans lesquelles nous nous trouvons», il semble que nous fassions référence au moment d'écriture lui-même, voire à une certaine situation de bouleversement ou de vague malaise : dans quelle sorte d'état sommes-nous quand nous entreprenons de penser l'Etat ?
L'Etat désigne les structures légales et institutionnelles qui délimitent un certain territoire (bien que ces structures institutionnelles n'appartiennent pas toutes à l'appareil de l'État). Il est donc censé fonctionner comme la matrice de toutes les obligations et de toutes les prérogatives de la citoyenneté. C'est cela qui constitue le cadre juridique auquel nous sommes soumis. On pourrait s'attendre à ce que l'Etat présuppose au moins des modes minimaux d'appartenance juridique, mais comme il peut être précisément ce qui expulse et qui suspend les modes de protection et d'obligation légaux, l'Etat peut à coup sûr mettre certains d'entre nous dans tous leurs états. Il peut signifier la source de la non-appartenance, et même produire cette non-appartenance comme un état quasi permanent. Il est clair que l'État peut nous mettre hors de nous, quand il ne nous rend pas misérables et enragés ; il est donc pertinent de remarquer qu'au coeur de cet «état» qui englobe à la fois des dimensions juridiques et naturelles de la vie, il existe une certaine tension entre des modes d'être ou des états mentaux, des constellations temporaires ou provisoires d'un type ou d'un autre, et des dispositifs juridiques et militaires - tension qui gouverne nos modes de déplacement, d'association, de travail et d'expression, et les lieux où nous pouvons les exercer.
Si l'État est ce qui «lie», il est aussi clairement ce qui peut délier. Et si l'Etat lie au nom de la nation, évoquant de force, sinon avec force, une certaine version de la nation, nous voyons qu'il délie aussi, qu'il passe pardessus bord, qu'il expulse, qu'il bannit. Et s'il fait tout cela, ce n'est pas toujours pour des raisons d'émancipation, en «laissant partir» ou en «délivrant» ; bien au contraire, il expulse précisément par le biais d'un exercice de pouvoir qui s'appuie sur des barrières et des prisons, et donc sur le mode d'un certain endiguement. Nous ne sommes pas en dehors de la politique quand nous sommes ainsi dépossédés. Nous sommes plutôt posés dans une situation très prégnante de pouvoir militaire où les fonctions juridiques deviennent la prérogative des militaires. Ce n'est pas la vie nue, mais une formation spécifique de pouvoir et de coercition, conçue pour produire et perpétuer la condition du dépossédé. Qu'est-ce que cela signifie d'être à la fois endigué et dépossédé par l'Etat ? Et que signifie d'être non endigué ou discontinué de l'Etat, mais livré à d'autres formes de pouvoir qui peuvent avoir ou non des caractères de type étatique ?
Présentation de l'éditeur :
L'Etat, aujourd'hui, est essentiellement un lieu de transit et ses habitants sont, de plus en plus, des apatrides. A l'ère des migrations permanentes (dues à des pressions économiques, culturelles, militaires ou climatiques), qu'est-ce que la philosophie contemporaine, à commencer par celle de Hannah Arendt, peut nous dire sur ce phénomène qui concerne aussi bien les Palestiniens que les membres de l'Union européenne ? Qui exerce le pouvoir aujourd'hui ? Avons-nous toujours le droit d'avoir des droits ? Comment peut-on encore avoir le sentiment d'appartenir à une nation ?
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