Extrait :
Extrait de l'introduction
Il faut qu'en définitive la conception impérialiste d'État-nation fasse place à la conception moderne d'État multinational.
Mamadou DIA, 1955
L'avenir des 110 millions d'hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative.
Charles DE GAULLE, 1946
Chacun [des territoires d'outre-mer], dans le cadre de la souveraineté française, doit recevoir son statut à lui, réglant, suivant le degré très variable de son développement, les voies et moyens très variables par lesquels les représentations des habitants, tant français qu'indigènes, pourront délibérer localement des affaires intérieures et prendre part à leur gestion.
Charles DE GAULLE, 19471
Dans les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, les empires coloniaux d'Afrique ont laissé place à plus de quarante États-nations. Comment penser le cheminement qui a abouti à cette transformation ? Les paroles de Mamadou Dia -l'un des principaux activistes politiques d'Afrique Occidentale française des années 1950, qui devint par la suite le premier Premier ministre du Sénégal - devraient nous inciter à penser au-delà du récit conventionnel du triomphe nationaliste. Elles devraient également nous inciter à repenser la vision classique identifiant l'histoire politique globale des XIXe et XXe siècles à une longue et inexorable transition de l'empire vers l'État-nation. Nation et modernité, nous dit-on souvent, sont indissociables. L'État-nation, disait Dia, n'était ni moderne, ni souhaitable.
Nombre de leaders politiques d'Afrique Occidentale française partageaient les idées de Dia. Leur politique était résolument anticolonialiste, mais nullement nationaliste au sens ordinaire de «centrée sur le territoire». Presque tous s'accordaient pour dire que si elles tentaient de survivre en tant qu'États-nations indépendants, les colonies d'Afrique Occidentale française - huit petits États aux populations allant de 500 000 à 4 millions d'habitants - étaient condamnées à la pauvreté et à la subordination. Ces leaders politiques cherchaient plutôt à transformer l'empire colonial en une autre association de territoires et de peuples différents - en une fédération unissant ces États africains entre eux et avec la France.
Le nom même de Charles de Gaulle évoque l'idée d'un État français fort. Pourtant, en 1946 et 1947, un tel État ne pouvait selon lui être unitaire et devait reconnaître la diversité des territoires qui le constituaient. En appelant à la création d'un État fédéral, de Gaulle n'avait pas besoin de dire à son auditoire que moins de la moitié des 110 millions de Français auxquels il faisait référence vivaient en métropole.
Le fédéralisme de de Gaulle n'était pas le même que celui de Dia. Il mettait davantage l'accent sur l'État fédérateur - la France - que sur les États fédérés. Aucun de ces deux fédéralismes n'était classique, car ni l'un ni l'autre ne postulaient une relation pleinement égalitaire entre composantes fédérées. Dia cherchait davantage que de Gaulle à enclencher un processus politique - un mouvement vers l'égalité des composantes africaines et européenne de la fédération. De Gaulle tenait avant tout à maintenir française la fédération, même s'il reconnaissait que tout le monde n'y serait pas français de la même manière.
Pourquoi de telles idées étaient-elles imaginables dans les années 1940 et 1950, cent cinquante ans après la création de la République française en tant qu'incarnation de la nation française, à une époque où Africains et Asiatiques aspiraient apparemment à instaurer chez eux le type d'État supposé être celui des Européens ? Si l'interprétation classique de la transition de l'empire à l'État-nation était correcte, de Gaulle aurait dû défendre une France résolument française, avec des colonies totalement subordonnées, et Dia aurait dû réclamer l'indépendance nationale. Pourtant, la plupart des activistes politiques d'Afrique Occidentale française - du radical Sékou Touré au conservateur Félix Houphouët-Boigny - recherchaient une variante du thème fédéral. Notre vision de ce qu'aurait dû être leur histoire est une projection rétrospective d'un monde d'États-nations souverains idéalisé et postérieur à 1960.
Présentation de l'éditeur :
Dans les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, les empires coloniaux d'Afrique ont laissé place à plus de quarante États-nations. Au coeur de cette transformation, on trouve en Afrique française la citoyenneté, le droit d'avoir des droits. Les leaders africains réussirent à faire inscrire dans la Constitution de 1946 le droit de cité des ressortissants d'outremer. Mais qu'est-ce, concrètement, que la citoyenneté ? Et que veut dire : être Français ?
Cette somme magistrale de l'un des plus grands historiens actuels, professeur d'histoire à l'Université de New York, montre comment fut vécue, en Afrique comme en métropole, la fin de la domination coloniale française et donne un sens historique à deux notions ambiguës que la plupart des Français croient comprendre : la nationalité et la souveraineté. Au nombre des surprises de ce livre : le fait que les politiques africains revendiquèrent moins l'indépendance que l'égalité politique, sociale et économique avec les autres citoyens français ; la preuve qu'il existe de multiples façons d'être Français ; la lumière sur les compromis de la France en AOF pour sauvegarder son empire tandis qu'en Algérie la violence faisait rage ; et la forte influence des Africains sur les textes fondateurs de la IVe et de la Ve République...
Frederick Cooper est l'un des plus importants spécialistes actuels de l'histoire africaine du XXe siècle. Professeur d'histoire à New York University, il a également été professeur invité à l'université Paris-VII, à l'École normale supérieure et à l'École des hautes études en sciences sociales. Il est l'auteur, aux Éditions Payot, de L'Afrique depuis 1940 (2008).
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