Extrait :
Au lieu même du politique, là où se joue la question de l'émancipation - du peuple -, là où prend forme l'avènement d'une société autre, là où se dessine l'image d'une communauté intégralement émancipée, l'art et l'utopie se touchent. L'inscription de cette contiguïté dans l'orbe du politique rompt le fil d'une tradition où l'art et l'utopie répondaient conjointement aux injonctions du théologique, cette césure répétant la coupure inaugurale de l'isthme par laquelle l'île d'Utopie apparaît dans le récit de Thomas More, séparation volontaire d'avec le continent qui énonce l'entrée dans la modernité politique occidentale : la transformation de la nature par la culture, la constitution d'une communauté mue par un juste partage des responsabilités et la conquête simultanée d'une autonomie politique dédiée à la réalisation d'une société libre de tout assujettissement. La Révolution française a définitivement attesté la portée de cette disjonction et conféré à l'art comme à l'utopie un poids et une indépendance politiques qui, orientés vers la transformation sociale, devenaient susceptibles de peser sur les bouleversements de l'ordre établi. Échappés à l'emprise de la superstition comme au joug de pouvoirs arbitraires, l'art et l'utopie pouvaient désormais oeuvrer à la manifestation des désirs ou des espérances rattachés à la perspective d'une libération effective de l'homme, cette faculté de pouvoir rendre sensible une alternative au monde-tel-qu'il-est constituant précisément l'espace du contact ouvert entre l'art et l'utopie.
Par son intranquillité figurative, cette capacité de multiplier les représentations d'une organisation divergente de l'ordre social, par les images de souhait, les rêves ou les tableaux imaginaires qui rythment les moments de son discours, l'utopie côtoie l'art comme l'art aborde l'utopie lorsque, tournée vers l'horizon d'une société sans classes, un présent exempt de toute oppression, l'oeuvre en appelle par fragments, par de subtiles touches, à un monde autre. Placés sous le signe du politique depuis l'aube du XIXe siècle, ces passages entre l'art et l'utopie ont notamment été explorés par Walter Benjamin, Ernst Bloch, Theodor W. Adomo ou encore Herbert Marcuse, ces regards critiques qui, confrontés à la barbarie organisée du nazisme et à la rationnelle inhumanité du capitalisme, ont «surpassé la négativité du monde avec le désespoir de [leur] imagination». Les liens tissés dans leurs écrits entre l'art, l'utopie et le politique touchent à la nature intrinsèque de ce qui pourrait définir l'art engagé dans la modernité comme un recours contre les formes récurrentes de l'aliénation, une réserve d'espoirs amoncelés au seuil d'une société autre et dont le désir d'actualisation peut être lu, transmis et relancé par l'interprétation des oeuvres qui en suggèrent la proximité même - à leur contact. Portées par l'exigence éthique d'une humanité relevée, ces oeuvres accueilleraient ainsi aux limites de l'art l'ouverture utopique, une tradition de lutte contre l'univocité plaquée par les vainqueurs sur la réalité, une résistance mouvante à l'uniformité prescrite par la contrainte à toute altérité, un esprit insoumis que n'assigne ni ne fixe aucun enfermement dans les bornes instituées - aux limites de l'art l'ouverture utopique toucherait, non sans détour, au présent du réel, à sa transformation sensible en un espace ouvert à toutes les espérances : un espace sans entraves opposées au déploiement pluriel de l'émancipation.
Sous-tendue par l'histoire du soulèvement des peuples contre l'asservissement, celle de leurs protestations dont la doublure moirée étoile à l'infini leurs mille aspirations encore inassouvies, cette conjonction entre l'art et l'utopie dans l'espace du politique relève, depuis la Révolution française, d'une dimension radicalement autre relative à son inscription viscérale dans la matière même du politique, au rapport tangible ainsi entretenu avec le désir de bouleverser, ici et maintenant, la topographie de l'espace social donnée pour immuable par l'idéologie régnante. Pour qui souhaite éclairer les manifestations naissantes de cette conjonction et mettre en évidence son mouvement intime, pour qui désire construire les éléments premiers d'une réflexion plus large sur son évolution ou son actualité, doivent être considérées - les écrits des socialistes utopistes en offrant un exemple remarquable - les oeuvres où viennent à se mêler à ceux du politique les fils multiples de l'art liés à l'utopie, celles où se conjugue au souci du sensible l'inflexible exigence pour l'émancipation.
Revue de presse :
L'ouvrage de Perrier (...) s'attache à montrer, à partir des textes de Fourier et de Saint-Simon, que leur pensée, par-delà toute distinction entre le théorique et le sensible, s'écrit sur «la texture même du présent», à même la «peau» du réel, pour en révéler une «topeaugraphie» autre. Or c'est cela qui fait l'actualité des «utopistes» : par un simple déplacement de la pensée du réel, en y réintroduisant le désir et l'imagination, ils révélèrent tout ce que notre réalité avait de contingent et rappelèrent la nécessité d'en dépasser les limites...
La pensée utopique, comme le montre Perrier avec force, est moins utopiste que critique. (Marianne Dautrey - Le Monde du 12 mars 2015)
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