Jamais, depuis la chute du mur de Berlin, le credo libéral n'avait eu autant d'adeptes. Qu'on s'en réjouisse, comme les idéologues libéraux, ou que l'on s'y résigne, comme beaucoup de dirigeants politiques, le libre marché est en voie d'atteindre une expansion planétaire et jouit déjà, dans les esprits, d'un monopole idéologique. Wall Street sera-t-il le dernier de nos temples ? Devons-nous accepter de nous laisser transformer en homo oeconomicus, abandonnant aux bons soins de la concurrence la tâche de réguler tous les secteurs de la société ?
C'est en citoyen et en honnête homme que Pascal Bruckner prend position contre la démission intellectuelle et morale que représente la religion du marché. À ceux qui affirment que le capitalisme est le système le plus avantageux, y compris pour les désavantagés, il répond : "Pourquoi l'enrichissement général devrait-il toujours se traduire par un surplus d'inégalités ?". Car il ne lui est pas difficile de montrer, après d'autres, que les prétendus progrès de la mondialisation s'apparentent bien plutôt au développement d'un néo-féodalisme où les plus pauvres, individus ou États, sont asservis comme jamais. Faut-il alors crier, avec Vivian Forrester, à L'Horreur économique ?
La singularité du propos de l'auteur est de ne pas vouloir faire chœur avec les sirènes anticapitalistes qui, à leur façon, concèdent trop à leur adversaire et participent à la sacralisation de l'économie. Savoir poser un regard cru et cynique sur les vertus et les vices du système libéral ; résister autant à la complaisance des louanges qu'à celle de l'imprécation ; critiquer le mal, sans espérer le guérir : difficile sagesse, ambiguë, dira-t-on. Mais que gagne-t-on à refuser le monde, si ce n'est à le laisser inchangé ?
Voir également du même auteur : L'Euphorie perpétuelle et La Tentation de l'innocence. --Emilio Balturi
«Dans la débâcle des croyances et des idéologies, il en est une qui résiste : l'économie. Elle a cessé d'être une science aride, une froide activité de la raison pour devenir la dernière spiritualité du monde développé. C'est une religiosité austère, sans élans particuliers, mais qui déploie une ferveur proche du culte. De cette mythologie, les nouveaux mouvements contestataires sont partie prenante : s'ils soulignent à bon droit les injustices du marché, ils continuent d'en faire le moteur de l'Histoire et de lui imputer les moindres désordres de la planète. Une même croyance soude donc les " néo-libéraux " et leurs détracteurs. Ils se croient ennemis ; ils sont partenaires. Ce n'est pas du capitalisme qu'il faut sortir, mais de l'
économisme. De la glorification, par tous les camps, d'une discipline qui prétend régir la société entière, nous transformer en hamsters laborieux réduits au simple rôle de producteurs, consommateurs ou actionnaires. Remettre les activités marchandes à leur place, retrouver la place de ce qui n'est pas marchand : il en va tout simplement du sens de nos vies. » P. B.
Pascal Bruckner, né en 1948, est romancier et essayiste. On lui doit notamment La Tentation de l'innocence (Prix Médicis de l'essai en 1995), Les Voleurs de beauté (Prix Renaudot en 1997) et L'Euphorie perpétuelle (2000).