L'Enfant rouge - Couverture souple

Fontenaille, Elise

Couverture souple

ISBN 10 : 2246606519 ISBN 13 : 9782246606512

Editeur : Grasset, 2002

A propos du livre

Extrait

J’entrai dans Chinatown, cour des Miracles bruyante et enfumée.
Des vieilles plongeaient la main dans des bacs grouillants de crabes velus, il en courait jusque dans la rue. Des enfants les rattrapaient en criant, un garçon les faisait griller vivants sur un brasero.
Nul ne semblait me voir, je glissais parmi les gens ; la foule s’écartait sur mon passage et se refermait autour de moi sans un bruit, l’eau sur une rame.

Un montreur d’ours indien, le visage peint en noir, faisait danser un grizzli au son d’un tambourin. En passant je vis qu’il était aveugle. Une horde de corbeaux se disputait des ordures, je tentai de les chasser à coups de canne ; l’un d’eux me lança un regard presque humain qui me glaça. Leurs becs étaient larges comme des couteaux, jamais je n’en avais vu d’aussi gros.
Une putain ivre se cramponna à mon bras, sa main se faufila sous ma chemise et descendit plus bas.
Sous un porche, une fillette en loques était agenouillée devant un marin, ses pantalons à ses pieds. Evitant la fille, je renversai une bassine où de grands coquillages dégorgeaient des corps mous, longs comme des bras d’enfants. Une vieille glapit, je lui donnai un peu d’argent. J’avançais comme en dormant.
Une tortue haute comme un petit cochon claudiquait dans le ruisseau, un garçonnet sur son dos.

La porte était étroite et basse, profonde comme l’entrée d’une mine, je dus me baisser pour entrer.
Sur le seuil un vieux coolie dormait, roulé sur lui même comme un chien. Sa natte grise traînait dans une flaque, pinceau laissé dans l’encre par un peintre distrait. A peine dans la salle, l’odeur m’agrippa, ça sentait la bête prise au piège.
Une jeune Chinoise me heurta, sur la hanche elle portait un plateau couvert de boulettes, j’en saisis une au vol – Can I eat it ? La fille me regarda sans comprendre. Un jeune métis adossé contre un mur hocha lentement la tête.
– Yes sir, you can eat it. But please, be silent.
Il aspirait la vapeur en creusant les joues. Il avait les pommettes pointues et les yeux étroits des fumeurs.
– Life is awfull outside, a nightmare everywhere. Here, we are dreaming our lives.
Il désigna le plafond enfumé d’un geste vague, et tourna la tête vers le mur.

Enjambant les gisants je traversai des salles, croisant quelques ombres. Assis sur des nattes trouées des vieillards fumaient, sans que cela ait sur eux l’effet que l’opium exerçait sur les hommes jeunes, chinois pour la plupart, qui semblaient fauchés. En marchant sur les corps j’eus la sensation de traverser un champ de bataille juste après l’assaut, lorsque plane encore l’odeur de poudre.
Je connaissais les fumeries de Vienne et Paris, bouges de pacotille pour mondains avides de se souiller. J’y venais surtout pour me rassasier de femmes du monde masquées, vautrées sur des sofas, dont on pouvait jouir vite et sans honte ; dans la brume poisseuse du matin elles feindraient d’avoir tout oublié.
Ici nous étions loin des fumeries chic de Londres et Berlin, hantées par de fausses geishas, et qui suintent surtout l’ennui.

Dans ce galetas de Vancouver, c’était la misère qui gisait, de corps en corps ; la misère et l’effroi, et l’ombre de la mort.
Je n’étais plus sûr de rien.
Avais-je rêvé l’interminable traversée des mers et des terres ?
Que faisais-je dans cette fumerie ? Allons, courage, Frantz ! C’est de la fatigue, rien que de la fatigue – et un peu d’heimweh.
Dilatant mon âme, l’opium commençait à faire son effet. Je vis des ombres suinter des murs et tendre les bras vers moi. Les sons et les lueurs se mêlaient en une langue rouge, la tête me tournait, mon corps était gourd, je m’effondrai.
Dans un éclair, en tombant, je revis les yeux blancs du montreur d’ours, les dents du grizzli, les serres de l’aigle, créatures arrachées aux ténèbres de la forêt, autant d’armes dirigées contre moi. Je revis la tortue et ses grosses pattes griffues, l’enfant qui la chevauchait, sa natte claquait vers moi comme un fouet.
Un marin me heurta, sur ses bras tatoués une femme nue dansait. Ma dernière femme, je l’avais eue dans un bordel de Toronto. Je sentis dans ma bouche le goût de son téton, large et juteux, elle venait d’accoucher. Un dragon se déployait sur sa croupe, j’avais pressé contre mon ventre le dragon de la femme tatouée, la vague dans ses reins, la secousse ! Le fracas étouffé de la mer me rend fou, je vois ma tête coupée au creux de chaque vague, quelqu’un par pitié aidez-moi – suis-je fou ? Je fourrai ma main dans ma poche, la Sorcière avait disparu. Sans force, je m’effondrai sur le corps du marin.

Lorsque j’ouvris les yeux, il n’était plus là.
Je vis son dos luisant de sueur un peu plus loin, sur un matelas. Ses fesses dansaient entre les cuisses d’une fille, il lui écartait les bras et cherchait à la mordre ; les yeux fixes, elle me regardait.
Il se tourna vers moi et d’un geste m’invita.

Dehors il faisait nuit noire, j’essuyai mon ventre poisseux aux cheveux de la fille.
Je fermai un instant les yeux – et m’éveillai, seul, sur le matelas : la fille et le Viking s’étaient évanouis.
Je tentai de me lever, mes jambes étaient molles. J’ai soif, dans ma bouche ma langue de bois est rêche, de l’eau par pitié, de l’eau !
La tête renversée, je vis défiler au plafond les fantasmagories de l’opium.
Je demandai à une fillette un bol de soupe et du riz. Elle me servit à genoux, je vis des bleus sur ses épaules nues. Son regard me fuyait ; lentement, je mangeai.

Soudain j’entendis des cris rauques et des pépiements.
Une Chinoise énorme, drapée dans un costume d’homme, poussait en jappant un cheptel de filles à peine nubiles.
Poussées par la maquerelle, elles s’égayèrent de tous côtés.
Une à une, elles se posèrent sur les hommes affalés qui leur faisaient signe, et les abouchèrent avec délicatesse.
Les autres ne leur accordaient aucune attention.
– Sucer et être sucé... quel délice..., murmura un vieillard en ployant la nuque d’une fillette dont je ne voyais que le dos et les talons rosés.
Il tira longuement sur sa pipe avant de retomber dans sa torpeur. L’enfant, sa besogne accomplie, se blottit contre lui comme un chat.
– Yua-yan-jian – fleurs et fumée. Veux-tu celle ci ? murmura-t-il en poussant la petite vers moi.
Je fis non de la tête.
Fleurs et fumée... J’avais déjà entendu l’expression.
Elle désignait ces lieux particuliers, entre fumerie et bordel, dont la Vieille Chine regorge, et qui faisaient rêver mes amis de Londres et Berlin.
Ils auraient été déçus par les lieux, mais pas par les filles.
Combien de temps suis-je resté là, allongé ?
L’énorme maquerelle, en claquant trois fois dans ses mains, me réveilla.
Elle sortit majestueusement, cigare aux lèvres, entourée de la nuée d’esclaves qui voletait autour d’elle et fourrait pièces et billets dans ses poches ; la plus grande lui arrivait à peine à l’épaule.

Dans la dernière salle, la plus basse, je vis un homme allongé de tout son long. Sa nuque reposait dans le giron d’une femme, masquée par ses cheveux.
Je restai un instant à la porte, figé devant le tableau de ces deux êtres noués l’un à l’autre.
La fille, une Indienne, tourna vers moi son visage étroit, aux yeux agrandis par l’interrogation. Des bougies, posées dans des niches, creusaient le visage de l’homme. Au mouvement que je fis, son long corps frémit.
Si frêle, encore un corps ?
J’avais vu un être de cette finesse dans une fumerie de Chelsea ; presque transparent, les os visibles et cassants... La chrysalide qui annonce la mort. Je fis trois pas dans la pièce sans oser m’approcher. Elle lui baisa le front, et me regarda. Je défis ma chemise.
– On étouffe ici.
Sans même y penser j’avais parlé français. Mon murmure tira le gisant de sa stupeur. Il ouvrit des yeux longs et gris et les braqua sur moi – des yeux de loup.

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On entre dans ce roman par la porte d'une fumerie d'opium de Chine. Là, Frantz Boz, un anthropologue viennois, s'accorde les plaisirs licites des paradis artificiels extrême-orientaux et se perd dans ses rêveries. Au cours d'une de ses longues séances de divagation opiomane, Frantz rencontre un homme tassé au fond d'une couche qui se met à lui parler et à lui raconter "l'étrange et véridique histoire d'Isidore Moreau" ; c'est-à-dire l'histoire d'un jeune médecin français qui quitta son pays pour apporter, grâce à des enfants portant dans leur sang un antivirus, un vaccin contre la variole en Amérique du Nord. Celle que l'on appelle la mort rouge ou encore la petite sœur, l'autre nom de la maladie de la variole.

L'enchâssement des récits qui sert de technique narrative à ce troisième roman d'Élise Fontenaille fonctionne parfaitement. On se laisse glisser sur la pente du plaisir suave de la rêverie, puis conduire vers une forme plus nerveuse, plus dynamique, celle du roman d'aventures. L'Enfant rouge peut également se lire comme un roman humaniste sur le progrès scientifique et la modernité en particulier. Le héros de cette aventure sera confronté à la mort contre laquelle la raison et l'intelligence, la foi et la superstition, l'amour de l'autre et le dévouement, contribuent au moins à faire reculer la fatalité inéluctable. Un beau roman initiatique écrit dans une langue qui émeut. --Denis Gombert

À propos de cette édition

• Éditeur: Grasset
• Date d'édition: 2002
• ISBN 10: 2246606519
• ISBN 13: 9782246606512
• Reliure: Broché
• Nombre de pages: 240