Extrait :
Un petit homme fragile
Un petit homme, fragile et décharné, sonne à la grille d'une maison, dans le quartier d'Auteuil. Ses fenêtres allumées éclairent à peine la rue déserte. Façade et volets gris, toit d'ardoise, sur deux étages, jardin sans feuilles de l'autre côté du mur, pareil silence est assez rare à Paris pour qu'il le remarque. Quatre heures de l'après-midi, ce 6 février 1938 : la nuit commence à tomber. Une lumière d'hiver plombe le décor. Le petit homme, vêtu d'un pardessus sombre, sonne au battant de fer.
Épaules voûtées, l'air fatigué, usé déjà, Paul Valéry n'est pas un vieillard, mais sa jeunesse est loin. Teint cireux, taches sur les mains. Son élégance donne le change. Il a encore ce pas de fantassin qui fait l'admiration de ses amis. Par coquetterie, il évite d'utiliser une canne, bien qu'on le lui recommande. Il ne veut pas avoir l'air vieux, et surtout pas aujourd'hui. C'est le chapeau à la main qu'il se présente à la grille. Il vient ici pour la première fois : 11 rue de l'Assomption. 16e arrondissement.
Une adresse élégante, mais discrète. A l'écart de ces hôtels particuliers de l'aristocratique boulevard Saint-Germain ou de la luxueuse place des États-Unis, dont il est l'hôte recherché, l'atmosphère est ici plutôt provinciale : surgie dans un parfum d'herbe mouillée et de mousse hivernale, c'est même la campagne à Paris ! Le calme, en particulier, lui paraît insolite, il en a perdu l'habitude. Il est dépaysé. Une douceur inattendue lui caresse le nez, la moustache, et lui ferait presque monter les larmes aux yeux. A soixante-six ans, il poursuit toujours le même rêve. Un rêve impossible : atteindre la paix qui se refuse, paix du corps et de l'âme, paix de l'esprit qui peine à se réconcilier. Vivre enfin tranquille, à son âge, beaucoup y sont parvenus. Pas lui. La sérénité, malgré ses efforts, lui est refusée par un démon qui s'acharne à lui trouver toutes sortes de tâches et d'obligations : il ne sait pas dire non. C'est l'engrenage du succès, la rançon de la gloire. Au moment de sonner ici, il a la nostalgie d'un temps où il avait le temps.
Son agenda déborde de rendez-vous. Son existence, dès cinq heures du matin, est réglée par une discipline sévère. Chaque minute compte pour ce travailleur inlassable, qui est aussi un incorrigible mondain. Ses heures ne sont jamais creuses. Il écrit : des livres, des préfaces, des discours, des articles et, quand il en a fini avec la litanie des contrats, il noircit des pages et des pages de cahiers personnels. Il a pris l'habitude de noter pour lui-même les étapes de sa pensée et d'observer sans relâche le mécanisme de son cerveau : il se regarde pensant. Il parle aussi beaucoup devant des auditoires captivés par son langage de mage. Car il sait être foudroyant de clarté pour expliquer des choses abstraites et les mettre à la portée du premier venu. Mais il peut aussi se montrer ésotérique - un vrai chaman - à propos des choses les plus simples. A mi-chemin de la poésie et de la philosophie, cet intellectuel s'est fixé pour but d'avancer toujours davantage sur le chemin de la connaissance. Cogito ergo sum. Décoré des plus hautes distinctions de la République, professeur au Collège de France qui a créé pour lui la chaire de poétique, académicien, inscrit sur les listes du Nobel qui tarde un peu à consacrer son oeuvre, c'est un grand personnage. Le grand personnage de la IIIe République. On s'arrache sa présence aux colloques, aux conférences, mais aussi dans les salons où il apporte son prestige et les pépites d'une conversation éblouissante. Sommité et causeur hors pair, il se pourrait pourtant que la gloire dont il aime tant le parfum, en ce moment, lui pèse : il la préférerait avec quelques années de moins. Lui sera-t-elle utile, cette gloire, pour être aimé comme il le souhaite, peut-être une dernière fois ?
Revue de presse :
Il est des écrivains dont on pense tout savoir. Paul Valéry entre dans cette catégorie. Mais Dominique Bona sait trouver des chemins de traverse pour accéder aux grands hommes. Elle parvient à percer des mystères dont nous n'imaginions même pas l'existence...
Le livre de Dominique Bona est loin d'être la romance que le titre laisse entendre. Il décrit fort bien le milieu des écrivains de cette première partie du siècle. Nous y croisons Pierre Louÿs, Jean Giraudoux ou encore Saint-John Perse. Mais l'histoire de Jeanne et de Paul Valéry évolue en même temps que la naissance de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte l'emporte alors sur la relation entre les deux êtres. Paul Valéry souffre doublement. Dans son corps vieillissant comme dans son être, miné par la guerre...
Dominique Bona maîtrise parfaitement cet art de l'alliance entre la grande et la petite histoire. Entre l'influence des sentiments sur le reste des événements, comme sur le travail de l'écrivain. Ce que d'aucuns considéreront comme du détail, Bona en extrait l'essentiel. (Valérie Trierweiler - Paris-Match, septembre 2014)
Le très cérébral et vénérable auteur de "Monsieur Teste" avait 66 ans, une femme, trois enfants. Et puis il rencontra Jeanne Voilier...
Déliée, écrite comme un roman, la biographie de Dominique Bona met en scène la rencontre improbable de deux natures contraires. Celle de Jeanne, une jeune femme de 34 ans débordante de vitalité, plus séduisante que belle. Elle a été mariée avec le Marc Levy de l'époque, l'auteur de best-sellers Pierre Frondaie. Divorcée, cette avocate entourée d'amis et d'amants mène une vie aisée et insouciante qui cache les blessures d'une petite «bâtarde» à l'enfance ballottée. L'existence de Valéry, bon mari, père aimant de trois enfants, toujours chevillé à sa table de travail, ressemble, elle, à une «belle structure dorique»...
Bouleversant, ce roman vrai tresse à merveille la petite et la grande histoire littéraire. (Claire Julliard - Le Nouvel Observateur du 2 octobre 2014)
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