Rien n'est plus difficile que d'être libre, maître et créateur de son destin. Rien de plus écrasant que la responsabilité qui nous enchaîne aux conséquences de nos actes. Comment jouir de l'indépendance en esquivant nos devoirs ? Par deux échappatoires, l'infantilisme et la victimisation, ces maladies de l'individu contemporain. D'un côté, l'adulte, choyé par la société de consommation, voudrait garder les privilèges de l'enfance, ne renoncer à rien tout en étant diverti en permanence. De l'autre, il pose au martyr, même s'il ne souffre que du simple malheur d'exister. Double démission qui n'est pas sans danger : voici les rapports hommes/femmes vécus sur le modèle de la guerre ou de la sécession, le refus de grandir érigé en valeur absolue, le juridisme croissant qui cherche toujours l'opprimé sous le plaignant, et partout, dans notre Europe prospère, le culte du maudit dans le confort. Les bien-souffrants seraient-ils nos nouveaux bien-pensants ? N'est-il pas temps alors de ne plus confondre la liberté avec le caprice ? La peur et la faiblesse sont-elles le prix à payer pour notre refus de la maturité ? Enfin, comment maintenir la démocratie si une majorité de citoyens aspire au statut de victime au risque d'étouffer la voix des vrais déshérités ?
Définissant l'innocence comme une maladie de l'individu qui consiste à vouloir échapper aux conséquences de ses actes, de jouir des bénéfices de la liberté sans en subir les inconvénients, Bruckner dénonce ici les deux grandes tentations auxquelles l'humanité post-moderne aurait succombé : l'infantilisme et la victimisation. L'homme des temps modernes se voulait autonome, conquérant et responsable. L'infantilisme désormais menace, chacun souhaitant bénéficier à l'âge adulte des privilèges de l'enfance et jouir de la sécurité sans être soumis à la moindre obligation. Les progrès de la victimisation se manifestent par la multiplication des martyrs auto-proclamés. Or, la dignité humaine procède plutôt de la volonté de résister et se défigure dans la plainte. Surtout, la victimisation à outrance induit l'imposture. Dès lors, "comment venir en aide aux opprimés sans céder à la confiscation de la parole victimaire par les imposteurs de toutes sortes ?"
Un essai résolument mal pensant, revigorant en ces temps consensuels. --Paul Klein