Chaque matin, Nestor restait assis au bord de son lit. Il caressait doucement ses cuisses, les yeux fixés sur la moquette beige. Les grains de laine saillaient comme de minuscules têtes d'écume. Puis son cauchemar remontait. Il fallait marcher à contre-courant d'une rivière. Elle charriait de grands cercueils remplis de livres qui filaient droit sur lui. Alors Nestor pataugeait, de toutes ses forces, pour gagner la rive.
Il se réveillait en sueur. La maison était calme. Lui non plus ne bougeait pas. Il respirait à peine. Il sentait, sous sa peau, les battements de son coeur. Son corps palpitait au rythme tranquille de la panique. Mais il restait allongé. Dans cette chambre, Nestor était un objet de plus.
Il écartait sa main sur le lit. Il tendait son bras. Sur cet axe, il pivotait doucement jusqu'au bord. C'était son premier geste de vivant, le matin. Il remuait ses orteils comme lorsque, des années auparavant, il avait réellement les pieds dans l'eau, assis sur un rocher. Le souvenir du cauchemar se dissipait. Il se redressait. Descendre l'escalier, ouvrir les placards, préparer le café : ses gestes étaient pleins d'une solennité inquiète, comme lorsqu'un malade dort dans une pièce. Il ménageait son corps lourd. Il ne lui demandait jamais d'effort superflu. Peut-être l'aimait-il quand même, cette masse de plis et de rebonds. Avec elle, Nestor se montrait charitable.
Il se méfiait des débordements. Longtemps, il avait pensé que la solitude était un sentiment. Maintenant il l'apparentait aux branches nues des arbres ou au sang qui coule dans les veines. La solitude n'était pas une inclination du coeur mais un élément organique, inscrit dans les lois du monde. Nestor s'était résigné à cet ensemble de règles qui verdit les feuilles, dicte les rencontres, massacre des vies pour en épargner d'autres. Ni l'origine, ni l'aisance, et encore moins la volonté d'en découdre ne pouvaient espérer, une seconde, enrayer ces règles. Il fallait s'y plier. Il n'y avait là rien à chercher, rien à comprendre, et la meilleure parade était encore d'ouvrir un réfrigérateur.
Nestor est argentin. Arrivé en France pendant la dictature il y a retrouvé Mélina, une compatriote qu’il a épousée. La vie était douce avec elle, jusqu’au drame qui les a séparés. Depuis, solitaire, épuisé par la vie, en colère, Nestor s’est laissé enfermer dans la rassurante forteresse de sa propre chair et est devenu obèse. Alice, médecin dans l’hôpital où Nestor se rend tous les jours, parviendra peut-être, à force de patience et de tendresse, à conjuguer sa solitude à celle de ce patient peu ordinaire. L'écrivain se garde de conclure : trois issues s'offrent au lecteur, comme s'il était impossible qu'une histoire aussi improbable et bouleversante finisse mal.
Le portrait tout en émotion retenue et en finesse d’un embastillé volontaire au sein de son propre corps. Thomas Mahler, Le Point.
Un terrible et très beau portrait. Le portrait d’un homme qui nous regarde. Jérôme Garcin, La Provence.