Extrait :
La bouteille de permanganate flamboie sous l'évier, gemme translucide chargée de mort. Par la fenêtre, le soleil entre à flots, avec le grand miroir de la mer reflétant le Mont Santa Cruz. Le printemps permet le mélange des espaces, celui de l'appartement et celui de la baie, l'irruption de l'azur dans la cuisine, et même au-delà, à travers les couloirs distribuant les pièces voilées d'organza, alors qu'en hiver le vent, en été la chaleur, viennent s'écraser sur des persiennes closes.
Joyau capteur sous l'anse de la canalisation, le permanganate déploie ses profondeurs d'améthyste, éclipse par sa beauté l'humble palissade des produits ménagers : boîte de cire odorante, bidon d'insecticide blasonné de cafards passants, bol de céramique où repose une couvée brune de fruits au beau nom de «sapin d'Us», étranges coques, sortes de châtaignes moussantes, utilisées pour le linge délicat, mais qui servent aussi à laver les longs cheveux qui l'étouffent, lui giflent les yeux pendant l'opération et la font crier lorsqu'on la maintient, tête et nuque ployées, pour un rinçage interminable.
Le permanganate est un poison violent, on le lui a dit et redit. Bérénice, accroupie à bonne distance, se garderait bien d'y toucher, c'est en esprit seulement qu'elle entretient sans frémir des projets inavouables. Coudes sur les genoux, joues dans les paumes, attitude qu'elle préfère parce qu'elle s'y trouve au plus proche d'elle-même, protégée des espaces extérieurs si encombrés d'êtres, de meubles, de voix, d'agitations, elle ramasse en sa courte personne (un mètre cinq et quatre ans et demi de présence au monde) toute l'importance, tout l'amour qu'elle se donne, et, à cet instant, toutes les pensées qui lui viennent autour de la lumière menaçante sur laquelle joue le soleil du matin.
Dans le port d'Oran, la mer tremble à peine autour des bateaux à quai, mais l'on ne saurait s'y fier. La levée des tempêtes déchaîne des vagues grandes comme des maisons, précipite par le fond des paquebots remplis d'enfants chanteurs envoyés en vacances avec leurs aumôniers pour se reposer de la guerre, et qui montent au ciel les pieds dans l'eau : Plus près de toi, mon Dieu. Les naufrages se multiplient par ces temps maussades où les combats, les destructions ravagent l'autre rive. Les houles alors se jouent du nageur le plus émérite que le froid saisit, qu'assomme un morceau d'épave, que terrasse un malaise ou une torpille. Il y a quelques jours, l'immeuble entier, belle construction de cinq étages avec vue sur le port par de vastes balcons, a pleuré les enfants piégés... Quelle erreur ! Car s'ils étaient restés dans leurs familles... Même dans ce Paris occupé par l'armée allemande...
Présentation de l'éditeur :
Bérénice est fille unique, choyée par ses parents, et vit dans un bel appartement dominant le port d’Oran. Elle a cinq ans en 1940. Cette existence privilégiée ne l’empêche pas de développer son sens critique et de porter un regard d’une lucidité implacable sur le monde des grandes personnes – les « baleines ». Repérant toujours leurs mensonges et leurs inconséquences, elle décide rapidement qu’elle n’a rien à attendre d’elles… et leur déclare la guerre. Mais au-delà de son petit monde et des frontières de son pays, une autre guerre fait rage. Bérénice entend autour d’elle évoquer les événements de la France occupée, et, quelques années plus tard, le massacre de Sétif. Entre désarrois et élans, elle s’efforcera, non sans peine, de se faire sa propre idée de la situation, loin des hypocrisies et des dissimulations propres au « pays des baleines ».
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