Extrait :
Les secrets (1935)
La résurrection du domaine de la Renaudière fut, de tous les événements récents de Saint-Ségur, un de ceux qui restera dans l'histoire locale comme le plus surprenant. Une semaine plus tôt, tout semblait perdu. Le sauve-qui-peut général par l'évacuation du mobilier avait marqué les esprits. Et, soudain, par une providentielle manne du destin, par un singulier retour des choses, meubles, literies, faïences et batteries de cuisine s'en revinrent au bercail par le même convoyage. Mais, cette fois, l'opération se déroula sans l'afflux de badauds, comme cela avait été le cas au moment de la débâcle. Pourtant, la nouvelle avait couru, à Saint-Ségur, de maison à maison, que le domaine était sauvé de la faillite, grâce à la générosité d'un riche donateur. Et la surprise fut plus éclatante encore lorsque chacun sut, enfin, que le sauveur n'était autre que Pierre Monestier. Ce Pierre Monestier, dont on disait que le vieil Angel l'avait chassé pour toujours vingt-cinq ans plus tôt, pourquoi s'en revenait-il ? Et d'où tirait-il les cinq cent mille francs qui avaient permis cette renaissance ?
S'il n'était à Saint-Ségur une seule âme bien-pensante pour se féliciter du sauvetage de la Renaudière, la raison en était plus basse et vile qu'un homme sain de coeur puisse l'imaginer. Dans son for intérieur, on avait tant éprouvé de ravissement dans la chute du vieux patriarche qu'on n'était plus, désormais, que déception et frustration. On enrageait même de voir le vieux renaître de ses cendres, alors qu'hier encore on lui prédisait une mort prompte, qui sait, un suicide, ou même un coup de folie.
Donc, les corbeaux s'étaient retirés, la mine basse. Le notaire lui-même, maître Bouvier, avait préféré briser ses trois ou quatre bouteilles de Champagne mises au frais pour fêter avec ses alliés la déconfiture de la maison Monestier, plutôt que les remiser dans sa cave pour des jours meilleurs. Ainsi, la mort dans l'âme, les profiteurs avaient rejoint leur quartier. Seul l'industriel de Glandon, patron d'une scierie, Fernand Capelin, s'était interrogé sur son attitude hostile à l'égard des gens de la Renaudière. Bien que faisant partie de la grande famille des Monestier par son épouse Adeline, il avait cru opportun de se jeter sur les dépouilles du patriarche. Puisqu'il n'existe point de sentiment en affaires, au risque d'y montrer sa faiblesse et l'abaissement de son autorité, ces manoeuvres valaient bien tous les mépris du monde. Maintenant que le vent a tourné, il faudra songer à se refaire une virginité auprès de la famille, pensait-il. Une lettre, une visite... Que faire ? Je ne puis laisser au temps le moindre avantage, et dévorer mon honorabilité, mon estime...
Loin de ces médiocres agissements, de ces tumultes de haine et de rancoeur, que les habitants de la Renaudière avaient suscités au moment de leur disgrâce, Angel semblait replié sur lui-même, comme s'il ne mesurait pas encore l'ampleur de l'événement. Il ne comprenait pas pourquoi son fils avait volé à son secours, alors qu'il s'était conduit avec lui de la manière la plus honteuse, la plus basse qui fût. La question lui déchirait l'âme, la question lui taraudait l'estomac, la question était de celles, en vérité, qui remettent en cause le sens d'une vie. Et la sienne, présentement, était tourneboulée.
Dès le retour de Pierre Monestier à la Renaudière, après son long exil en Malaisie où il avait fait fortune dans le caoutchouc, la famille avait accouru. Elle s'était jetée à son cou, prosternée, dans les larmes, les cris, les rires. Athanaïs, la mère, s'était même évanouie quelques secondes. Puis, en reprenant enfin ses esprits, elle avait remercié Dieu pour l'accomplissement du miracle. Et la soeur de Pierre, Clémence - à jamais fidèle dans le secret -, assura son cher frère de mille mercis. «Je n'ai jamais douté de toi, Pierre. Seulement, lors de ma dernière visite à la Frênaie, tout semblait perdu. Ce froid silence qui s'était emparé de toi. Ce regard distant. Quelle frayeur ! Tu as bien caché ton jeu...»
Avec sa fortune chèrement acquise dans les plantations de Kuala Terengganu, il avait acheté à Juillac la demeure bourgeoise de la Frênaie, à dix kilomètres à vol d'oiseau du domaine familial qu'il avait fui vingt ans plus tôt dans des conditions plutôt obscures.
Biographie de l'auteur :
Né le 30 décembre 1949 à Brive, en Corrèze, Jean-Paul Malaval devient journaliste professionnel à partir de 1970 à Centre Presse, puis en 1973 à L'Echo du Centre. Il rédige aussi des articles pour Agrisept et Le Nouvel Observateur. En 1982, il commence une collaboration de plusieurs années avec les éditions Milan, à Toulouse. Ainsi voit le jour une série d'ouvrages sur des photos anciennes régionales (Auvergne-Limousin au temps des lâchers de ballons, 1984, et Périgord, Quercy, Agenais au temps des marchandes de paradis, 1987). Aux éditions Milan, Jean-Paul Malaval publie également un essai ethno-sociologique (La Sorcellerie en Limousin ou La Peur au village, 1982) et un essai biographique sur deux peintres-émailleurs du Limousin (La Part du feu, 1983). En 1987, il écrit son premier roman avec Deux Journées à Bassora, édité chez Milan. Depuis, Jean-Paul Malaval a publié dix-sept romans aux Presses de la Cité. Sans nostalgie ni passéisme, il dépeint les bouleversements du monde des campagnes. Sa plume, aussi forte et incisive dans la tragédie que dans l'humour, a su lui fidéliser de nombreux lecteurs, passionnés autant par les réalités historiques qui sont la toile de fond de ses romans que par ses fictions attachantes.
Jean-Paul Malaval a été également maire de Vars-sur-Roseix, une petite commune de Corrèze, depuis 1995.
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