Extrait :
Debout devant la fenêtre de son meublé, Martin Seurrère assistait à la lente dégradation du jour. Dans une ultime lueur de clarté se dressaient au loin les masses sombres des montagnes. Son coeur se serrait, songeant qu'au-delà de ces murailles d'ombres, semblable à celui où il vivait, un monde palpitait. L'étroite rue à ses pieds, peu à peu, bleuissait sous l'effet de la lune, se poudrait d'une fine pellicule humide. Elle coulait jusqu'au bas de la ville, droite, sans heurt, seulement piquée des halos de rares réverbères, et allait se perdre dans le fleuve où, en pente douce, elle disparaissait ignorée de tous. Plusieurs fois, Martin avait suivi son cours à une heure où, portes et volets clos, il passait inaperçu. Là, sur la berge, il cherchait à distinguer l'eau. Meuse grise, si grise que de nuit il devenait impossible de la deviner. Martin s'était approché jusqu'à fouler les lèvres boueuses, seulement alerté par un bouillonnement lointain. Il savait : un pas de plus, les berges pentues, et les eaux froides se refermeraient sur lui.
- Vivre... murmura-t-il.
Il s'éloigna. Cinq ans s'étaient écoulés depuis son départ des plaines de la Limagne. Parti sans se retourner, parce que derrière ne restaient que les décombres de son ancienne vie. Et droit devant, marcha jusqu'à épuisement. La destination importait peu, seuls comptaient le dépaysement, l'éloignement. Il s'était arrêté là, à bout de forces, dans cette ville frissonnante en hiver, et si peu frémissante en été. A mi-pente d'une colline sans nom, orientée au sud, indépendante des plateaux où s'alanguissaient les lointains vignobles de Moselle. Il avait eu vingt-cinq ans sous des cieux roulant des orages d'Allemagne, et s'était enivré en compagnie des femmes de la maison de madame Oeffener. Mais, toujours, devant les yeux, le visage de Margot.
Le bistrot faisait l'angle de la rue du Printemps et de la rue du Moulin. Deux boyaux pavés de silex meules par d'anciennes roues cerclées de fer. Le Bon Coin. Sombre. Un plancher délavé couvrait le sol ; les murs rugueux, autrefois blanchis à la chaux, plutôt que de la réfléchir, absorbaient une maigre lumière. Un joug affublé de trois ampoules sous des abat-jour racornis. Le patron - un homme roux, à carrure d'ours - derrière son comptoir, manches retroussées au-dessus des coudes, lisait un journal ouvert sur le zinc. Gina, «l'Italienne», servait la clientèle, de l'ouverture à la fermeture. La trentaine légère, brune, mate de peau, souple de corps, visage fin piqué de deux yeux noirs, grands et malins, lèvres vermeilles. Martin, plusieurs fois par mois, visitait les cuisses tièdes de cette femme fuyant elle-même un passé de douleur. Cependant elle conservait une joie, un bonheur enfoui, qu'elle offrait parfois, abandonnée à un amant de passage.
«D'où viens-tu ? avait-il demandé
Présentation de l'éditeur :
En Auvergne, années 1950. Le douloureux destin d'un homme prisonnier du passé, et des secrets de son épouse décédée.
Après des années de fuite et d'errance, Martin Seurrère revient au domaine agricole, au cœur des plaines de la Limagne, en Auvergne, où il a jadis travaillé. Il y a aimé avec passion et épousé Margot, morte un an auparavant, emportant avec elle ses secrets. Il lui reste à rassembler les pièces manquantes de leur histoire.
Pour ce faire, il devra composer avec la peu commune Marthe, sa belle-mère, et avec Jérémie, le fils de Margot, qui l'émeut bien malgré lui...
Comme toujours, Jean-Pierre Leclerc déploie une sensibilité juste, au plus près de ses personnages, et promène son regard magnifique sur les saisons de la vie et de la nature.
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