Extrait :
Louise Bancquart, démarche vive et allure décidée, remonta d'un geste énergique le col de son manteau pour se protéger de l'air frais. Cette femme menue, dont le vent faisait rebiquer quelques mèches de cheveux courts et noirs, leva la tête vers un gigantesque immeuble en construction. Elle plaignit ces ouvriers, équilibristes aux gestes prudents et précis, exposés au froid et au vent, dont elle apercevait les silhouettes perchées, sans véritable protection, sur les échafaudages du gratte-ciel conçu par Auguste Perret. Il va y avoir un peu de New York à Amiens ! pensa-t-elle, face à ce qui allait être le premier building édifié en Europe.
Ce chantier qu'elle abordait, elle en imaginait les embûches comme la nouvelle vie qu'elle voulait se construire à quarante et un ans. Sa détermination lui fit accélérer le pas, malgré une chaussée abondamment fournie en nids-de-poule, en ornières, en chausse-trappes, en déviations, en sens interdits. Confiante, sûre d'elle-même, zigzaguant à travers les câbles, enjambant des conduites d'eau dans des tranchées ouvertes, contournant les tas de sable, évitant les camions et les piétons qui se bousculaient, Louise finit par arriver place Alphonse-Fiquet. A côté d'elle, des ouvriers du chantier pataugeaient dans des flaques profondes que des pompes et des tuyaux évacuaient en continu dans la Somme, faisant passer l'eau de la rivière du vert au jaune. Ses bottines noires, cirées avec application, avaient, après ce parcours dans la gadoue, triste mine.
Une inquiétude traversa Louise. Elle ne retrouvait plus le cabinet Ricouard où elle avait rendez-vous. Il avait changé de place depuis sa dernière visite. «C'est juste à côté. La baraque de monsieur Ricouard a été déplacée, il y a deux semaines. Avant, il était à ma gauche, maintenant à ma droite. Faut pas s'en étonner ! L'emplacement des préfabriqués change en fonction de l'avancée des travaux de reconstruction et comme maintenant ils s'accélèrent, difficile souvent de s'y retrouver !» lui dit le patron d'Aux Gars du Nord, une brasserie où elle était allée prendre un café et se renseigner.
Émile Ricouard, marchand de fonds et de biens, prospérait dans un de ces baraquements qui, sur la place Alphonse-Fiquet et les boulevards la prolongeant, servaient d'hébergements provisoires aux commerçants dont les magasins avaient été détruits par les bombardements de mai 1940.
Face à cette tour qui poussait dans son dos - dix étages construits en ce mois de mars 1951, vingt autres étaient prévus -, Émile Ricouard avait le sentiment que son affaire allait, par ce contraste architectural, en se rabougrissant !
Avec sa devanture recouverte d'éclaboussures du chantier, le cabinet Ricouard donnait l'impression d'être à l'abandon.
Présentation de l'éditeur :
« En rejoignant le pont de la Dodane, Louise Bancquart s’engagea à gauche dans la rue Motte qui précédait la rue des Archers où se trouvait le Café Arthur. Elle aperçut deux cartonneux, leur charrette pleine d’un empilement de cageots et de cartons pliés et liés par des cordes. Ils étaient assis sur le rebord empierré dans lequel était fiché un garde-fou qui suivait un des bras de la Somme. Heureux de leurs prises nocturnes aux abords des halles, ils se repassaient une bouteille de rouge qu’ils buvaient au goulot et rigolèrent en voyant Louise arriver à leur hauteur. – C’est vous la nouvelle patronne de Chez Arthur ? demanda, goguenard, l’un des deux chiffonniers. Moi, c’est Ch’Clou car « mince comme un clou » ! dit l’homme en se redressant brutalement et en frappant alternativement des deux mains son torse long et effilé. » En trois décennies, des années 1950 à 1970, Jacques Béal exhume tout un passé picard : vie et mutations d’un quartier d’Amiens très vivant (et de mauvaise réputation), Saint-Leu, avec en son cœur le café Au sourire d’avril. Autour de Louise Bancquart, propriétaire du café et véritable héroïne du roman, c’est le quotidien pittoresque d’un quartier populaire, balisé par la cathédrale d’Amiens – la plus vaste de France –, qui s’incarne avec ses personnages (nazus, hortillons, grossistes des halles, ouvriers, fonctionnaires, habitants du quartier), mais c’est aussi un vrai roman d’intrigues, de drames et de destins entrecroisés.
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