Extrait :
Prologue :
J'écris ce livre pour toi Danny, parce que tu as eu le courage de cet acte solitaire : mourir les mains enchaînées mais le coeur invaincu.
J'écris ce livre pour te rendre justice et pour dire la vérité.
J'écris ce livre pour montrer que tu avais raison : la tâche de changer un monde empli de haine appartient à chacun d'entre nous.
J'écris ce livre parce qu'en t'ôtant la vie, les terroristes espéraient me tuer aussi, et tuer notre fils Adam. Ils voulaient tuer tous ceux qui se reconnaissaient en toi.
J'écris ce livre pour les défier et en sachant que ton esprit et ton courage peuvent inspirer les autres.
J'écris ce livre pour tous ceux qui ont aidé et soutenu notre famille dans une terrible adversité, en érigeant sous nos pieds un véritable pont de solidarité.
J'écris ce livre pour toi Adam, pour que tu saches que ton père n'était pas un héros mais un homme ordinaire. Un héros ordinaire et un coeur courageux.
J'écris ce livre pour toi, pour que tu sois un homme libre.
23 janvier 2002. 4 heures du matin
Le jour n'est pas encore levé sur Karachi. Lovée dans les bras tièdes de Danny, je me sens en sécurité. J'aime le nom que l'on donne en anglais à cette position : spooning, parce qu'elle rappelle la façon dont les cuillères1 sont rangées dans un tiroir, collées l'une à l'autre, leurs formes s'épousant parfaitement. J'aime ces moments d'abandon et la paix qu'ils m'inspirent. Où que nous soyons - en Croatie, à Beyrouth ou Bombay - c'est mon refuge. C'est notre façon de défier et d'affronter l'incohérence du monde.
Dans un demi-sommeil, je cherche les mots justes pour décrire le lieu où nous nous trouvons. C'est la malédiction des journalistes, je suppose, que d'écrire leur histoire en même temps qu'ils la vivent. Je me demande si je serai un jour capable de comprendre Karachi. Même si notre rôle de journalistes consiste en partie à ne pas l'abandonner à sa mauvaise réputation, d'emblée je me suis méfiée de cette ville. Jadis relativement stable, voire stagnante, Karachi est devenue, dans les années quatre-vingt, une plaque tournante de la drogue et du trafic d'armes. Maintenant, la ville, à la fois décadente et bestiale, s'est gangrenée, devenant capitale de la haine aveugle et du militantisme violent.
Les Pakistanais se méfient les uns des autres. Ceux qui sont nés dans leur pays haïssent les immigrés musulmans venus d'Inde après la partition des deux pays en 1947. Les musulmans sunnites abhorrent les musulmans chiites. Depuis 1998, plus de soixante-dix médecins ont été assassinés ici; la plupart étaient des chiites abattus par des fanatiques sunnites. Et les fondamentalistes pro-Talibans, qui depuis peu ont pris solidement racine ici, détestent le reste du monde.
La population est très nombreuse, mais il semble bien difficile d'en connaître le chiffre exact. Dix, douze, quatorze millions ? La plus grande partie du Pakistan est prise en étau entre l'Inde et l'Afghanistan, mais il touche aussi le sud-est de l'Iran et les confins de la Chine au nord. Mais Karachi, sur la côte brune de la mer d'Arabie, est le principal port du pays. C'est pourquoi la ville attire comme un aimant des immigrants, venus des campagnes pakistanaises et, au-delà des frontières, de villages afghans encore plus pauvres, du Bangladesh et des régions rurales frontalières de l'Inde. Le jour, on peut les voir vendre des légumes ou des journaux aux carrefours, dans la poussière et sous un soleil brûlant. La nuit, ils disparaissent dans les multiples dédales qui rendent la ville impénétrable. Aux yeux des Occidentaux, Karachi, ville du tiers-monde, n'irradie peut-être qu'une faible lueur, mais elle attire les plus désespérément pauvres comme une torche les lucioles.
Il est rare que je veille quand Danny dort encore, surtout depuis que je suis enceinte. Un rai de lumière tamisée pénètre dans notre chambre. Gagnée par une douce torpeur, j'abandonne peu à peu Karachi à ses mystères et je rejoins mon mari dans cet espace privilégié et chaleureux qui n'appartient qu'à nous. Ensemble, nous parviendrons à retenir la nuit un peu plus longtemps.
Présentation de l'éditeur :
Quand Daniel Pearl, reporter au Wall Street Journal, fut kidnappé par des terroristes au Pakistan en 2002, Mariane, sa femme, alors enceinte, fut livrée à elle-même pour diriger les recherches. Dans ce livre, elle relate le mois qui sépara la disparition de Pearl de l'annonce de sa mort.
Ce récit exceptionnel, porté à chaque page par l'émotion, paru pour la première fois en 2003, est aujourd'hui adapté à l'écran par Michael Winterbottom avec dans les rôles principaux Angelina Jolie et Dan Futterman.
«Mariane Pearl est une femme en tout point remarquable et son livre extraordinaire vous fend le coeur.» John Le Carré
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marc Albert.
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