Extrait :
Exhalaisons
Peut-être nous entendras-tu, toi dont la conscience ne cesse de remuer l'intangible. Tu pressens, plus que tu ne saurais l'expliquer, que le sens des choses est également au-delà du visible. Alors, peut-être entends-tu. Si tel est He cas, ne crains pas de comprendre, de rapporter notre propos. Nous sommes la saignée. Cependant, notre voix n'est plus celle du fluide vivant qui palpite et souvent se gâche, en votre monde. Nous ne sommes pas la sève. Nous ne sommes pas l'eau. Nous ne sommes même plus le sang. Nous fûmes tout cela. C'est pourquoi on nous prit, nous : au coeur de la forêt, marchant vers la source, en plein milieu du sommeil... On nous arracha à la terre de nos pères, au ventre de nos mères. Sais-tu encore : qui, quand et comment ? Oui. Bien entendu. Alors, n'en disons rien. D'ailleurs, il n'est plus temps, et peu nous importe.
Comme le vent réside entre ciel et terre, nous sommes. Suspendus sans être accrochés. Seulement en suspens. Notre route fut tranchée. Non pas notre existence, puisque la vie ne s'interrompt pas. C'est bel et bien le chemin qui nous fut dérobé. La voie qui devait nous conduire dans l'espace éminemment réel que les tiens, les nôtres encore, les nôtres toujours, appellent l'autre monde. Chaque jour, nous visitons les lieux où fut enterré le placenta de notre vagissement. Et chaque jour, nous cherchons, de même, le lieu où furent conservés nos restes. Nulle part, nous ne voyons cet endroit. Nulle stèle ne nous conte aux vivants. Ils arpentent après nous la terre que nous avons habitée, la croyant leur uniquement. Pourtant, c'est dans nos pas qu'ils glissent les leurs. Lorsque la brise couche à terre les roseaux bordant les fleuves d'où ils tirent leur subsistance, ils ignorent que c'est notre voix qui s'élève ainsi.
Nous savons ce que tu es sur le point de répondre, pour disculper ceux qui ne s'acquittèrent pas du plus sacré des devoirs. Notre chair leur était devenue inaccessible. Ils nous pleurèrent, mais que pouvaient-ils faire, à part sécher leurs larmes, vaquer à la vie qui est aussi une obligation ? Ils étaient trop petits pour se dresser, imposer au monde la tristesse de leur deuil. Le monde avançait, ils devaient suivre. Nous entendons cela. Simplement, tu sais comme nous qu'une telle excuse ne vaut pas, qu'elle ne vaut rien. Les usages de nos peuples ont prévu ce cas. La mise en terre symbolique des corps perdus. À la suite des disparitions qu'on soupçonnait sans retour, une tombe était creusée. En son fond, un tronc d'arbre était jeté. Au-dessus, on énonçait prières et incantations, afin que l'Unique trace une route aux défunts. C'est cela que nous cherchons, que nous ne trouvons pas. Le lieu à partir duquel nous devions pénétrer dans l'autre monde.
Présentation de l'éditeur :
Après L'intérieur de la nuit et Contours du jour qui vient, le troisième livre de Léonora Miano consacré à l'âme de l'Afrique. A travers les aventures d'Epa, enfant soldat, une étrange épopée fantasmagorique dans une Afrique où rôdent les esprits de ceux qu'on a massacré lors des tragédies passées.
Epa a été enrôlé de force dans les troupes d'Isilo, un mégalomane qui rêve de rendre sa grandeur à toute une région de l'Afrique équatoriale. Emmené au cœur d'une zone isolée, il découvre qu'il est entouré de présences mystérieuses : plusieurs fois, il aperçoit des ombres enchaînées demander réparation pour les crimes du passé. Sur tout le continent, les esprits des disparus de la traite négrière distillent l'amertume et la folie en attendant que justice leur soit rendue...
Parvenant à s'échapper, Epa retrouve Ayané, une fille énigmatique et attentionnée qui l'aide à reprendre goût à la vie. Comment donner à l'Afrique la chance de connaître des aubes lumineuses ? Pour conjurer le passé d'une terre qui ne cesse de se faire souffrir elle-même, Epa devra rechercher ses compagnons d'infortune et les rendre à leur famille.
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