Extrait :
Comme un appel
Je ne l'ai pas connue à ses débuts mais cela fait tout de même quarante ans que nous nous fréquentons : la télévision aura été - est encore - l'une de mes occupations favorites. J'ai pour elle plus d'amour que de détestation. Parce que je choisis ses angles vivants. Et choisir c'est éliminer, ne pas se perdre dans l'insignifiant et aussi, parfois, s'amuser d'un rien. S'il m'arrive de m'en plaindre, c'est par trop d'attention, par triste débordement de chagrin lorsque des dirigeants sans talent croient pouvoir servir n'importe quelle soupe à une clientèle qu'ils jugent sans importance. Ce mépris je l'appelle imposture. J'ai toujours considéré que nous avions une responsabilité, nous, gens de programmes, celle d'offrir le meilleur et l'inattendu à nos millions de téléspectateurs, auxquels, personnellement, je ne souhaite pas donner ce qu'ils aiment mais plutôt ce qu'ils pourraient aimer. Comme une promesse de cadeaux. C'est encore ma devise. Mais il faut remonter loin pour bien comprendre ma gourmandise. Notre île, limitée au petit écran mais observant l'infini de l'horizon, je l'ai inventée dans ma tête bien avant que de la courtiser. Au Sud-Est asiatique, dans les années 1950, on me la racontait, je n'en voyais pas les images, le phénomène ne nous touchait pas encore, j'étais homme de radio. Je jouais avec les mots mais je savais qu'aux choses, aux sentiments, à la découverte, j'allais pouvoir donner un visage. Sans doute étais-je en phase avec la noble déclaration de Lao Tseu : «La façade d'une maison n'appartient pas à celui qui la possède, mais plutôt à celui qui la regarde.» En effet, je voulais regarder le monde et, dans mon adolescence enfiévrée, rien n'aurait pu m'empêcher de le prendre et de l'offrir. C'était l'idée d'une quête que tout au long de ma traversée j'ai tenté de transmettre.
En ne me surprenant qu'un peu tard - je ne fus pas de la compagnie des pionniers -, la télévision aura laissé libre cours à mon apprentissage, j'ai fait mes classes sur les ondes, dans la presse écrite, quotidienne - ce qui devrait être aujourd'hui une obligation -, expérimentant toutes les disciplines, du fait divers au tout-culturel. La fascination qu'exerce l'étrange lucarne n'a pas réussi à faire de moi un esclave. Je suis arrivé adulte sur ses bords dangereux, évitant ainsi de sacrifier aux mirages qui condamnent à petit feu une jeunesse ardente à laquelle on impose trop souvent le n'importe quoi : la télé-réalité, certains jeux débiles précipitent désormais dans les enfers du ridicule des confréries de frimeurs. Ce n'est pas aimer la télévision que de la laisser aux besogneux. C'est un dérapage du sens, un naufrage, une souffrance que les beautés d'un très grand nombre d'émissions n'arrivent pas à calmer. Dans ces moments de colère je reviens à la source, au clocher de mon village, cette vigie qui orientait nos existences, j'en entendais les sonnailles au petit matin qui fixaient le départ pour l'école, je les réécoutais à l'Angélus du soir qui réunissait les familles. J'ai retrouvé mon village, les cloches n'y sonnent plus, les habitants font retraite dans leur maison, le nouvel appel à la prière est donné par toutes ces paraboles qui enlaidissent le paysage. Désormais c'est le 20 heures qui marque l'office et le divertissement d'après qui organise la veillée. Nous sommes des carillonneurs mais notre rôle n'est pas de dire ce qu'il convient de faire. Nous devons, à ce poste, conter, observer, montrer, découvrir et, paradoxalement, dans ce cercle de lumières, rester dans l'ombre.
Présentation de l'éditeur :
Simplement amoureux, ce dictionnaire n'a pas la prétention de s'affirmer comme un bréviaire de la télévision, soucieux d'en conter la grande histoire. En chemin, il retrace d'abord un peu, beaucoup, les aventures de Jacques Chancel, de sorte que, souvenir après souvenir, séduit par le rythme de l'abécédaire, ce dernier a fini par écrire bien malgré lui une sorte d'autobiographie alors qu'il avait toujours refusé de rédiger un livre de Mémoires. Mais cet ouvrage est aussi un "dictionnaire amoureux des autres", ceux qui ont guidé ses pas, ceux qui l'ont fasciné, enthousiasmé, toujours étonné, parfois surpris. De "Radioscopie" au "Grand Echiquier" défilèrent de très nombreux écrivains, comédiens, chanteurs, musiciens, peintres, politiciens, pour lesquels Jacques Chancel fut, avant tout, un étonnant et formidable passeur. Ainsi, ce dictionnaire d'un insatiable curieux, doublé d'un éternel adolescent, nous offre comme un cadeau le miroir d'une vie foisonnante.
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