Extrait :
La petite regardait les coeurs de lumière percés dans les volets massifs. Était-ce beau ! «Tu dors ?» demanda-t-elle. Nulle réponse. L'auraient-ils laissée seule ? Elle s'enfonça, craintive, sous les couvertures. Le drap de chanvre frottait durement sa joue. Une odeur étrangère mêlée à la sienne, plus chaude que sa propre odeur, demeurait dans le lit, étendue, lourde comme un corps. Elle se blottit dans le noir et dans cette senteur, puis elle crut étouffer, dut sortir la tête, risquer de nouveau un regard sur la chambre encore envahie par la moiteur de la nuit mais où le jour de juin, sa franchise et sa fraîcheur pénétraient de plus en plus par les coeurs rayonnants. Ses yeux s'habituant à la clarté naissante devinèrent un renflement là-bas sous les draps de l'autre lit.
- Aubin, tu dors ?
Les garçons, quel sommeil de plomb ! Comment un sommeil pourrait-il être de plomb ? «Je connais un marchand de plomb, dit la mère ; il vient de Lyon, il ne faut lui dire ni oui ni non.» Catherine a perdu hier soir à ce jeu. Son frère Aubin a gagné. Comme il dort... Que va-t-elle faire aujourd'hui ? Il y aura les cochons à garder, comme tous les jours ; ça ne serait rien sans cette grosse truie qui lui fait peur. Il y aura, comme tous les jours, la vaisselle à essuyer, mais parfois, pendant ce travail monotone, la mère chante ou raconte des légendes qui donnent des frayeurs merveilleuses, et Mariette, la soeur aînée, n'arrête pas de bavarder : des histoires de jeunes filles, de promis, de bals, de mariages, de noces, de querelles : «Vous savez bien, Mère, et puis le fiancé qui les a surpris ; la Marguerite rejoignait chaque soir un des postillons, le grand roux, dans la diligence, quand ils avaient dételé.» Des histoires auxquelles on ne comprend pas grand-chose et qui ont l'air parfois d'énerver la mère, d'autres fois de la captiver au point de lui faire oublier la vaisselle ; des histoires obscures et palpitantes.
C'était bon tout à l'heure d'être couchée dans l'odeur de Mariette, comme si elle avait été encore là, mais il devait y avoir belle lurette qu'elle était levée : en même temps sans doute que les parents dont le lit de merisier s'allongeait béant à la gauche des coeurs de lumière. À droite, c'était le lit d'Aubin et du Parrain. Aubin continuait à dormir dans l'odeur du Parrain comme elle, tout à l'heure, dans celle de Mariette. Elle aimait bien aussi l'odeur du Parrain : odeur de travail, de terre, d'herbe, un peu comme celle du père.
Présentation de l'éditeur :
Dans la France du XIXe siècle, il y a les maîtres et ceux qui les servent pour une vie de misère, qu'ils soient valets, domestiques ou paysans. L'injustice règne, les enfants sont toujours plus nombreux, le nouveau venu chassant le plus ancien.
Catherine, la cadette des Charron, famille d'honnêtes métayers dans le Limousin, peut bien se révolter du haut de ses huit ans, mais ses rêves ont tôt fait de se dissiper face à l'injustice de la société et le destin qui s'acharne sur les siens.
Né en 1914, Georges-Emmanuel Clancier est un écrivain français, poète et romancier. Il a reçu le Grand Prix de la Société des gens de lettres ainsi que le Grand Prix de Littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son oeuvre.
L'obscure clarté qui tombe des étoiles cornéliennes et les énigmatiques évidences qui forment la substance des contes du fils Perrault, on les retrouve tout au long de l'histoire de la littérature française, c'est une source qui resurgit avec violence dans l'oeuvre de Nerval, c'est la même source qui donne à la poésie de Georges-Emmanuel Clancier ses qualités limpides et opaques (...) vers un passé préhistorique et toujours présent. " RAYMOND QUENEAU
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