Extrait :
CECI N'EST PAS UN ROMAN.
Je veux que ce soit parfaitement clair.
En principe, lorsque je commence à écrire un ouvrage de fiction, j'invente un cadre, un décor, une atmosphère, bref, un univers qui n'a aucune réalité hors des pages du livre, un monde dans lequel j'insère mes personnages. Je deviens alors le montreur de marionnettes, je pousse et tire ces malheureux qui, comme nous, n'ont jamais demandé à naître, je leur fais effectuer toutes sortes de contorsions, jusqu'au moment bienheureux où je tape le mot triomphal : «Fin».
Un peu comme Dieu, en réalité, qui, je n'en doute pas, avait d'excellentes intentions le jour où il a créé le monde et installé ces deux innocentes créatures dans le jardin d'Éden. S'est-il assis à cet instant-là, les mains jointes, souriant à la vue de son ouvrage ? Dans ce cas, il a dû éprouver le choc de sa vie quand ce bon vieux serpent est apparu en ondulant et a mis son scénario en pièces.
Je me demande dans quelle catégorie ranger cet exercice littéraire.
Plus qu'un journal décousu, j'aimerais le considérer comme un cri du coeur*, un message d'espoir lancé dans le vaste univers, un bout de papier enfermé dans une bouteille lancée à la mer, mon espoir étant que mon frère Johnny, qui se trouve quelque part dans le monde, je crois, puisse le lire et décrocher le téléphone le plus proche.
Cela dit, puis-je revenir au commencement ?
Le titre.
L'idée de ce texte me trottait dans la tête depuis un certain temps et cherchait résolument comment s'en échapper, tel un oiseau enfermé dans une pièce qui volette, bat des ailes, fiente çà et là sur la moquette. Puis un jour j'entrai, sans but précis, dans une exposition consacrée à Magritte, peintre dont jusque-là je connaissais les oeuvres surtout à travers des reproductions. Des facéties format carte postale, c'est ainsi que je les avais toujours considérées, et soudain je fus frappée d'étonnement, touchée par le délire méticuleux qui présidait à la vision que l'artiste avait du monde ; le monde bourgeois en particulier, dont je suis obligée d'admettre que je suis issue. Ce n'étaient certes pas d'innocentes plaisanteries ; il s'agissait plutôt d'avertissements officiels sur des questions de santé publique, profitez-en si vous insistez, mais prenez garde... Il ne faut jamais ici-bas se fier aux apparences.
Ceci n'est pas une pomme !
Plusieurs semaines durant, je continuai à me représenter cette pomme sur sa petite tige, à laquelle était attachée une feuille : aussi réelle, me semblait-il, aussi tentante que la pomme du jardin d'Eden.
Que serait-il advenu, me demandais-je, si le serpent, au dernier moment, à l'instant où Eve va croquer cette bouchée fatale, lui avait susurré à l'oreille : «À propos, madame, ceci n'est pas une pomme» ?
L'aurait-elle frappé avec une feuille de vigne, aurait-elle jeté la pomme ? Et si oui, le monde serait-il aujourd'hui différent, plein d'harmonie et d'amour, débordant de sentiments fraternels, un monde où personne ne mangerait de pommes ni n'écrirait de romans plus subversifs que Oui-Oui au pays des jouets ?
Je me suis toujours divertie de ce genre de sottises : elles vous injectent d'infimes doses d'énergie dans le sang ; ce sont de petits shoots intellectuels.
Bref, ayant vu ce tableau et laissé reposer quelque temps l'idée que je m'en faisais, j'en vins à la conclusion qu'il me fallait envoyer un message à mon frère, et ceci me semble la seule manière d'y parvenir. Il peut, naturellement, se désintéresser de mes conclusions ou ne pas y croire ; c'est son affaire. Au moins aurai-je tenté de lui faire savoir combien je l'aime, combien j'ai attendu son retour tout au long de ces interminables années. C'est du moins le message que j'ai l'intention de lui envoyer, mais qui sait ? Une fois l'écran allumé, quand les mots commencent à jaillir sous les doigts, rien ne se passe ainsi que vous l'avez prévu. Comme dans le jardin d'Éden, le serpent pourrait apparaître sournoisement et mettre à mal tous mes plans les mieux établis.
Présentation de l'éditeur :
Depuis quinze ans, Imogen refuse de croire que son frère Johnny est mort noyé. Depuis quinze ans, Imogen pense qu'il a préféré partir pour échapper à la pesanteur asphyxiante d'une famille prisonnière de ses secrets et de ses mensonges. Aujourd'hui, Imogen est décidée à explorer son passé pour comprendre ce qui, à force de non-dits, de désirs inavouables, de violence contenue, a conduit à une tragédie...
«Journal inachevé, enquête, introspection, la romancière effleure tous les registres littéraires, sans perdre de vue le bonheur de la lecture. Le résultat est magistral, d'une fluidité étonnante. L'élégance du désespoir.»
Christine Ferniot, Télérama
Traduit de l'anglais par Anne Damour
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