Extrait :
C'était le premier hiver de la guerre. La nuit tombait déjà, il n'y avait plus personne dans les rues et seules les fenêtres des maisons et des immeubles trouaient par endroits le crépuscule. Le brouillard enveloppait les montagnes, de fines perles de brume pendaient aux réverbères et les branches des arbres brillaient d'humidité. Dans le parc, un à un, les arbres émergeaient du brouillard puis y retombaient. Quelque part, au-delà des troncs luisants, au coin d'une rue voisine, de l'autre côté des jardins abandonnés, quelqu'un appela, mais aucun mouvement ne vint troubler les arbres immobiles : peut-être n'était-ce que le cri d'une mouette, invisible dans la brume au-dessus des branches entrelacées. Le brouillard, toutefois, étouffait tous les autres bruits. Au milieu du parc, l'on n'entendait plus rien et l'on ne voyait plus ni les fenêtres éclairées des maisons environnantes ni la chaleur froide des réverbères. Il fallait se déplacer au jugé dans l'obscurité et se mouvoir d'un arbre à l'autre au fur et à mesure qu'ils surgissaient de la pénombre, à travers l'herbe haute que personne ne tondait plus et les feuilles mouillées que personne ne balayait plus depuis longtemps, jusqu'à ce qu'il devînt à peu près impossible de distinguer les contours de leurs formes sombres dans le crépuscule de plus en plus dense.
Que savions-nous de la guerre ? C'était un mot dans un livre ou un journal, une image fixée sur de vieilles photographies ; c'était un reportage aux plans qui tressautaient, tourné caméra au poing sous le feu de l'ennemi, dans un pays lointain que nous devions aller chercher dans l'atlas. Nous apprîmes lentement, avançant à tâtons, hésitants, allant de découverte en découverte, tout d'abord avec un étonnement et une incrédulité croissants ; peu à peu cependant l'acceptation et la résignation l'emportèrent. Après quelque temps, la plupart des gens jugèrent plus prudent de s'abstenir de sortir le soir et d'éviter le parc ; souvent, on n'allumait plus les réverbères que par intermittence et, parfois, avec la violence d'explosions aussi soudaines qu'irrégulières, c'était une sage précaution d'aveugler les fenêtres. Mais il nous fallut du temps pour acquérir tout ce savoir, et beaucoup continuèrent à vivre comme avant, bien que la guerre eût déjà commencé.
- Alors, comme ça tu es là ? dit Sonia. Je me demandais si tu viendrais.
- Pourquoi ? Je suis donc si peu sérieux ?
- Tu es imprévisible, disons... rectifia-t-elle en souriant.
Elle tendit le bras, faisant mine de vouloir l'enlacer, cependant que tintaient son bracelet en or et toutes ses breloques ; ils se saluèrent chastement, joue contre joue. Il montra du doigt la salle bondée :
- Si je n'étais pas venu, vous ne vous en seriez même pas aperçus.
Présentation de l'éditeur :
À la fin des années 70, l'Afrique du sud est déchirée par l'intolérance et la répression. Adriaan, poète en langue Afrikaans, qui vit au Cap, est le témoin impuissant de l'effondrement de son pays. Les chars sillonnent la ville et le musée où il travaille, ultime symbole de l'humanisme contre la barbarie, ferme ses portes. Sans bien savoir pourquoi, et alors que ses amis s'exilent vers de meilleurs auspices, il fait le choix de rester sur cette terre qui l'a vu grandir. En proie au vertige, Adriaan invite à une réflexion sur la mémoire et la solitude. " Karel Schoeman est un écrivain de la pensée qui palpite. Au travers de dialogues tout en hésitations, en demi-mesures, en non-dits, il parvient à nous faire goûter le silence intérieur de ces gens pour qui la conversation est devenue monologue. " Michèle Gazier, Télérama
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