Extrait :
Avant de venir au Tibet, Shan Tao Yun n'avait jamais su qu'il pouvait exister tant de façons de mourir ni tant de mots pour désigner la mort. Il n'avait même jamais soupçonné que le mystère de la mort pouvait être aussi prodigieux que celui de la naissance. Le Tibet était une terre enracinée dans les mystères, pourtant, en ces lieux où vivre était si difficile, aucune énigme n'était à ses yeux aussi profonde que la perfection à laquelle l'acte de mourir pouvait atteindre.
Voici plus de cinq jours que le Tibétain aux cheveux grisonnants qu'il avait face à lui était assis sur sa paillasse, jambes croisées, dans la position du lotus, lui avait expliqué son ancien compagnon de cellule, Lokesh, dès son arrivée, un quart d'heure plus tôt. C'est tout juste si l'homme donnait encore signe de vie, cependant une part de son esprit tenait à distance la mort toute proche. L'inconnu se trouvait en un lieu que peu d'hommes rejoindraient jamais.
À l'issue de ses deux premiers jours, les habitants de ce village lointain avaient remplacé les objets funéraires rituels posés à ses côtés par des offrandes de fruits et des petites sculptures en beurre des emblèmes sacrés. Certains répétaient à l'envi que l'inconnu était un saint et qu'un carré de sa peau, si on venait à l'écorcher, ne laisserait paraître qu'une lumière aveuglante.
Gendun, le lama en robe rouge assis à la tête de la paillasse, ne prononçait pas les paroles du rituel funéraire mais un mantra peu familier, l'invocation d'une divinité que Shan était incapable de reconnaître. Lokesh s'installa auprès de Shan, le dos contre le bois sec et gris de Pétable, et, frottant son chaume de barbe grise, observa la femme qui agitait un bâtonnet d'encens au-dessus de la forme inerte assise sur la paillasse.
- Ils disent qu'il se trouve dans un état de perfection spirituelle, déclara le vieux Tibétain d'une voix égale.
Gendun, le visage aussi lisse qu'un galet de rivière, salua l'arrivée de Shan par un lent hochement de tête sans rompre le rythme de sa prière. Lokesh, devant l'expression sereine et apaisée de l'agonisant, serrait si fort les grains de son chapelet qu'il en avait les jointures toutes blanches. Cependant, Shan savait pertinemment que sa présence - et sa course sur les pistes montagneuses traîtresses qu'il lui avait fallu suivre sur près de deux cents kilomètres afin d'arriver au plus vite - n'avait pas été requise d'urgence pour qu'il soit le témoin du miracle accompli par un paysan étranger au pays.
- Sauf que ? demanda-t-il.
Lokesh mit les mains en coupe autour de son chapelet et fixa le creux ainsi formé.
- Sauf que c'est un assassin, murmura-t-il d'une voix assourdie où se mêlaient étonnement et mélancolie.
Shan se laissa glisser par terre contre le mur et contempla Gendun de tous ses yeux. Si le vieux lama, abbé des moines hors la loi parmi lesquels il vivait, était resté auprès de cet inconnu depuis tant de jours, il devait maintenant connaître de lui des choses qu'il serait seul à pouvoir et à savoir comprendre, quand bien même il ne les exprimerait jamais en paroles. À l'image de nombreux vieux bouddhistes, Gendun se méfiait des mots : il les considérait comme maladroits et inadaptés, comme autant de maillons incomplets destinés à établir un lien entre les humains. Jamais il ne se risquerait à exprimer directement ce mélange si particulier de crainte et de respect révérencieux qui semblait avoir saisi le village tout entier. Mais Shan connaissait bien son professeur. Il avait senti cette seconde d'hésitation dans son hochement de tête à son arrivée, perçu ce soupçon d'incertitude aux confins de son regard paisible, tel un minuscule nuage dans un vaste ciel bleu.
Présentation de l'éditeur :
Autrefois membre honoré du Parti à Pékin, l inspecteur Shan a été exilé dans un camp de travaux forcés avant d'être rendu à une liberté précaire. Hébergé au Tibet dans un monastère clandestin à l'écart des tumultes du monde, il croit avoir enfin trouvé la paix. Quand sur la montagne du Dragon assoupi, une série de meurtres le confronte à ses vieux démons : un assassin sectionne les mains de ses victimes, vivante ou mortes, et les emporte... Si Shan ne découvre pas très vite le responsable de ces crimes, la police chinoise risque de débarquer, menaçant la sécurité des lieux. Aidé par ses vieux complices, les sages Lokesh et Gendun, il a huit jours pour exhumer les secrets de la montagne et découvrir le criminel." Pattison, à travers son héros, se livre à un exercice d'empathie et nous donne une leçon de solidarité politique. "Jean-Claude Perrier, Livres Hebdo
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