Extrait :
Premier jour
Le premier jour, nous avons dans l'ensemble gardé le silence, assimilant ou, au contraire, refusant d'assimiler le drame qui se jouait autour de nous dans les flots bouillonnants. Le matelot John Hardie, seul membre d'équipage à bord de la chaloupe 14, avait aussitôt assumé le commandement. Il avait attribué une place à chacun afin de répartir le poids et interdit à quiconque de se lever ou de se déplacer sans son autorisation, car l'embarcation était trop lourde. Il avait ensuite extirpé de son rangement sous les sièges le gouvernail, qu'il avait fixé à l'arrière, et enjoint à toutes les personnes sachant ramer de prendre l'un des quatre avirons ; trois hommes et une solide passagère du nom de Mrs Grant s'étaient promptement exécutés et Hardie leur avait ordonné de nous éloigner autant que possible du navire en perdition, au cri de : «Souquez ferme si vous voulez pas boire la grande tasse, bon Dieu !»
Bien campé sur ses pieds, l'oeil à tout, Mr Hardie nous avait guidés avec habileté entre les obstacles pendant que les quatre rameurs forçaient sur les avirons sans un mot, les phalanges blanchies. Quelques passagers avaient empoigné l'extrémité des rames pour leur prêter main-forte, mais leurs efforts conjugués étaient si malhabiles que les pales ricochaient ou se plantaient dans l'eau aussi souvent qu'elles faisaient levier. A chaque coup d'aviron, je poussais des pieds contre le fond de l'embarcation par solidarité et je contractais les épaules comme si, par magie, j avais ainsi pu les aider. De temps à autre, Mr Hardie rompait notre mutisme consterné par des annonces telles que : «Encore deux cents mètres et on sera en sécurité», «Je donne pas dix minutes à ce rafiot avant de couler, douze maximum !» ou «Quatre-vingt-dix pour cent des femmes et des enfants ont été sauvés». Ses paroles me réconfortaient, même si je venais de voir une mère jeter sa petite fille dans l'océan, avant de sauter à sa suite et de disparaître. J'ignore si Mr Hardie en avait été témoin, mais je le soupçonne, car ses yeux noirs sans cesse en mouvement sous ses épais sourcils paraissaient saisir les moindres détails de la situation. En tout cas, je ne l'ai ni contredit, ni jugé coupable de mensonge. J'ai seulement vu en lui un chef tâchant de motiver ses troupes.
Comme notre chaloupe figurait parmi les dernières mises à l'eau, les flots étaient encombrés devant nous. Deux embarcations qui tentaient d'éviter un amas de débris flottants se sont percutées sous mes yeux et, depuis une oasis de calme au coeur de mes pensées, j'ai compris que Mr Hardie cherchait à rejoindre un coin de mer dégagée à l'écart. Il avait perdu sa casquette et, avec sa tignasse en bataille et ses yeux brillants, il paraissait aussi à son aise au milieu de ce désastre que nous étions terrifiés.
- Allons, du nerf, moussaillons ! a-t-il rugi. Montrez-moi de quel bois vous êtes faits !
Les rameurs ont redoublé d'énergie. Au même instant, une série d'explosions a retenti. Derrière nous, les cris et les hurlements des malheureux encore à bord ou à proximité de l'Impératrice Alexandra évoquaient la clameur de l'enfer, s'il existe. J'ai jeté un coup d'oeil en arrière et j'ai vu l'énorme carcasse du transatlantique frémir et rouler, tandis que des flammes orange léchaient les hublots des cabines.
Présentation de l'éditeur :
Que s’est-il vraiment passé à bord de la chaloupe sur laquelle ont vogué, pendant vingt et un jours et vingt et une nuits, les rescapés de l'Impératrice Alexandra ? C’est ce que tente de déterminer le tribunal de Boston, en cet été 1914. Trois femmes se retrouvent sur le banc des accusés : Grace Winter, mariée depuis 10 semaines et veuve depuis 6, et deux de ses compagnes d’infortune. La lune de miel de Grace et Henry vire au cauchemar lorsqu’une explosion provoque le naufrage du transatlantique Impératrice Alexandra en route vers New York. Séparée de son mari dans la panique, Grace monte à bord d’une chaloupe avec 38 autres passagers. Or cette dernière, surchargée, menace de chavirer à tout moment, les secours tardent à venir, les rations s’amenuisent au fil des jours, les inimitiés naissent et une certitude se fait jour : pour que certains survivent, d’autres vont devoir mourir...
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