Extrait :
BUCÉPHALE
«Le naturel de ces animaux n'est point féroce, ils sont seulement fiers et sauvages.»
Buffon
Lundi 14 juillet 1783
Le lieutenant général de police n'avait pas dissimulé sa surprise. Non que Nicolas Le Floch fût appelé à Versailles, cela participait des habitudes, mais la manière bousculée était inattendue. Avant l'aube, M. de Salvert, écuyer cavalcadour de la reine, était venu à franc étrier pour vociférer que le commissaire Le Floch - parlait-on ainsi à la cour du marquis de Ranreuil ? - eût à gagner Trianon sans désemparer. La reine l'attendait pour affaire le concernant. Tout cela sortait par trop de l'ordinaire pour ne pas sidérer le bon Le Noir. L'émissaire avait tant insisté sur l'urgence que le magistrat, agacé, lui avait sèchement signifié qu'il n'était pas sourd.
Rabouine, dépêché rue Montmartre pour quérir Nicolas, le trouva, en ce début de matinée, s'apprêtant avant de gagner le Grand Châtelet. Et maintenant le commissaire galopait par un beau soleil sur le chemin sablé menant à Versailles, sans état d'âme et à l'unisson de l'allégresse de Sémillante, ravie de cette promenade imprévue. Il respirait profondément l'air tiède qui lui fouettait le visage.
Cette égalité d'humeur se forlongeait depuis son séjour à Ranreuil. La Bretagne et le libre océan l'avaient lavé des vilenies dont l'avait accablé l'enquête à l'ambassade de Russie. Le temps lui avait été offert de réfléchir et de se hausser au-dessus des conjonctures. Il y avait gagné cette humeur apaisée que rien désormais, du moins le croyait-il, ne devait venir troubler. Parfois une emprise de nostalgie le poignait ; il imaginait la carrière des armes qu'il aurait suivie si les choses avaient été différentes. Il était heureux que Louis marchât dans les traces de ses ancêtres. Quant à lui, il servait le roi là où le destin l'avait placé. Cet éloignement volontaire sur ses terres lui avait remis les idées en ordre. Il s'était pénétré de l'insignifiance des complots et des trahisons de cour. Il saurait les affronter avec plus de sérénité. Il avait même pardonné à M. de Sartine ses dernières manigances.
Pendant deux mois, il s'était attaché à reprendre en mains l'administration de ses biens que Guillard, son intendant, gérait avec sagesse, mais sans imagination. Il avait renoué avec la société locale, acceptant les invitations mais recevant aussi, quand le temps le permettait, sur de grands tréteaux installés dans la cour du château. Soupers, chasses, beuveries et longues promenades sur les grèves s'étaient succédé. Il avait même dû déjouer les menées obstinées de quelques douairières attachées à lui trouver une épouse. Il fit aussi des découvertes. Et d'abord le constat du fossé qui s'élargissait entre cette noblesse campagnarde et celle de la cour. À Versailles, il n'avait guère prêté attention aux sarcasmes et aux brocards accablant ceux qui avaient le mauvais goût de s'enterrer dans les provinces. Nicolas mesura l'injustice de ces propos. Nombre de ses voisins ne menaient que par pis-aller cette existence étriquée. Jeunes, la plupart avaient apporté au roi le secours de leur épée avant de se retirer sur leurs terres, souvent aigris par le refus d'une promotion ou d'une distinction, justes récompenses des blessures et des veilles sur les champs de bataille. Ensuite il fallait nourrir des familles souvent nombreuses, établir après études les fils promis à l'armée ou à la tonsure, marier les filles ou les envoyer au couvent. Enfin, il y avait peu de fermiers en Bretagne et il fallait pourvoir aux dépenses de culture. Après tout, le marquis de Ranreuil, son père, n'avait pas agi autrement et lui-même n'était-il pas souvent tenté par l'idée de l'évasion et de la solitude au milieu des marais de ses terres ?
Présentation de l'éditeur :
1783, l'éruption gigantesque d'un volcan en Islande provoque d'importants changements climatiques. La terre se réveille : tremblements de terre, tempêtes affaiblissent tous les pays d'Europe, la France en particulier. Le royaume commence à vaciller, les caisses se vident. Nicolas est convoqué par la Reine. Il est chargé d'enquêter sur la mort violente d'un de ses proches : le Vicomte de Trabou, piétiné par un cheval nommé Bucéphale... L'homme est mystérieux, il fréquente le monde de la finance. Ne cherche-t-il pas à camoufler une affaire de fausse monnaie ? Tous les moyens sont-ils bon pour combler l'immense déficit du Trésor royal ? Pourquoi a-t-on retrouvé les débris d'un pétard dans les écuries ? Voilà une affaire qui n'est pas sans nous rappeler quelques événements contemporains. Les investigations de Nicolas vont le conduire une nouvelle fois en Angleterre et le mener à deux personnages : le Comte de Cagliostro et la Comtesse de la Motte, chacun au cour d'affaires où, là aussi, l'argent est en jeu. Dans ces mondes nouveaux que Nicolas va découvrir, la mort plane encore plus proche.
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