Extrait :
L'été du départ de M. Robertson fut torride et, durant des semaines, le fleuve qui traversait la ville parut mort. Réduit à une espèce de serpent inerte, brunâtre, avec une écume d'un jaune sale qui s'amassait sur les bords. En passant à proximité de la rive, sur l'autoroute, les voyageurs remontaient leurs vitres, assaillis par les effluves sulfureux, asphyxiants, et ils se demandaient comment on pouvait supporter de vivre dans cette puanteur qu'exhalaient le fleuve et la fabrique. Mais les habitants de Shirley Falls y étaient habitués et, même en pleine canicule, ils n'en avaient conscience qu'au réveil - non, l'odeur ne les gênait pas particulièrement.
Ce qui les dérangeait, cet été-là, c'était que le ciel ne fût jamais bleu, que la ville semblât enveloppée d'un bandage de gaze crasseuse absorbant les rayons du soleil, arrêtant ce qui donne leurs couleurs aux choses et ne laissant filtrer qu'une atmosphère dévitalisée - voilà ce qui finissait par mettre les habitants mal à l'aise. Mais il n'y avait pas que ça : en amont, les récoltes tournaient court - les haricots restaient petits, ratatinés sur les tiges grimpantes, les carottes ne dépassaient pas l'épaisseur d'un doigt d'enfant -, et le bruit courait qu'on avait vu deux ovnis dans le nord de l'État. D'après la rumeur, le gouvernement avait même envoyé des gens enquêter.
Au secrétariat de l'usine, où quelques femmes passaient leurs journées à trier des bordereaux, à classer les doubles, à coller les timbres sur les enveloppes en appuyant avec le pouce ou le poing, on échangea d'abord des considérations inquiètes. Pour certaines, ces phénomènes annonçaient peut-être la fin du monde, et même celles qui se refusaient à aller aussi loin devaient reconnaître que ce n'était pas forcément une bonne idée d'envoyer des hommes dans l'espace, que nous n'avions rien à faire là-haut sur la lune. Mais la chaleur demeurait implacable, les ventilateurs qui tournaient bruyamment aux fenêtres semblaient complètement inefficaces, et le souffle vint à manquer aux employées, assises à leur massif bureau de bois, les jambes un peu écartées, soulevant leurs cheveux pour s'aérer la nuque. Peu à peu, les commentaires se résumèrent en substance à un «C'est pas croyable, hein ?».
Présentation de l'éditeur :
Cet été-là, une vague de chaleur sans précédent s'abat sur la Nouvelle-Angleterre. À Shirley Falls, l'air est irrespirable. Mais pas moins étouffant que le conflit opposant Amy à Isabelle - sa mère qui l'a toujours élevée seule.
La jeune fille vient d'avoir seize ans, l'âge du premier amour. Un épisode qui renvoie Isabelle à son propre passé, à une faute qu'elle n'a pu expier au point de s'interdire tout bonheur.
Par touches légères, Elizabeth Strout remonte le cours du temps et met en lumière les événements - petits ou grands - de cette année qui transformera à jamais ses deux héroïnes.
Une délicate musique se fait alors entendre, qui révèle les nuances de l'âme humaine et préfigure Olive Kitteridge.
Elizabeth Strout est née en 1956 à Portland (Maine). Elle publie des nouvelles dans différentes revues littéraires avant que paraisse, en 1999, Amy et Isabelle, son premier roman. En 2009, elle reçoit le prix Pulitzer pour Olive Kitteridge (Écriture, 2010), traduit dans 26 pays.
«Elizabeth Strout dénoue avec intelligence et sensibilité les fils qui relient, et parfois entravent, mère et fille.»
La Vie
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