« Tante Béré ? »
Elle s’est retournée, a incliné la tête, m’a fait son beau sourire. J’adore quand elle me sourit comme ça. Même si, avant, elle faisait pareil avec tous ses louveteaux – c’est Éric, le fils du docteur, qui me l’a dit. Rien qu’un menteur.
« C’est encore loin ? »
Au lieu de regarder par la fenêtre – ce serait tout de même plus logique –, tante Béré a consulté sa montre. Comme s’il y avait les kilomètres marqués dessus.
« Non, plus très... », elle m’a répondu.
Je me disais aussi. Rassuré, j’ai tiré sur la visière de ma casquette. Dessus, il y a écrit le nom du club de golf, pas loin de la ferme. Tante n’y va plus depuis qu’elle s’est foulé le poignet. Alors en attendant, je peux la mettre.
« Dis donc, Serge ? »
Des mèches lui descendent dans les yeux. Moi, ça m’embêterait. Quand elle a les mains occupées, elle donne juste un coup de tête et ses cheveux se remettent en place.
« Tu t’amuses bien ? »
J’ai fait « oui » de la tête. J’aurais pu mentir, mais tout à coup j’ai eu peur qu’elle me donne un bisou.
Devant les gens, ça fait tellement bébé – ça m’aurait gêné. Heureusement, elle s’est rassise à côté de moi et a repris sa conversation avec le monsieur de l’autre côté du couloir, un grand, avec une petite voix qui ne lui va pas et des grosses mains poilues qui chiffonnent les genoux de son pantalon. Ils discutent depuis pas mal de temps maintenant.
Tante Béré rit souvent.
« Mais non ? !... »
Quand elle dit ça, c’est pas une vraie question. Et elle rit encore. Le monsieur aussi. J’ose pas le dire mais il m’énerve, je sais pas pourquoi. D’ailleurs je l’ai fait exprès, de lui demander. En réalité, je me fiche pas mal qu’on soit encore loin. Déjà, le trajet en car, c’est amusant. On dirait un voyage scolaire, avec plus d’instituteurs que d’habitude, et en moins sérieux. Les autres enfants, eux, ne m’intéressent pas : ils sont trop petits, juste bons à faire claquer les couvercles des cendriers, tirer sur les élastiques des appuie-tête et s’accrocher des deux mains aux poignées cassées des sièges.
Depuis qu’on a quitté Bruxelles, et puisque tante Béré m’a laissé la place près de la fenêtre, je regarde plutôt dehors. Les prairies qui défilent, les voitures qui nous dépassent – mais on en dépasse aussi, le chauffeur roule vite –, les clochers qui ont l’air de s’enfuir dans l’autre sens, le soleil qui bouge pas d’un poil – j’ai jamais compris pourquoi –, et les panneaux pleins de mots flamands bizarres, avec des tas de K, de J et de W.
Les tracteurs, aussi.
Les tracteurs surtout.
C’est que les tracteurs, ça me connaît : je suis un spécialiste et j’ai l’œil. Je peux réciter toutes les marques en commençant par la lettre A – y compris les russes et les tchèques qu’on trouve pas chez nous. Ici, le long de l’autoroute, c’est presque tous des gros, des chers avec cabine, traction quatrequatre, pont avant suspendu et toutes les options.
Des pareils, papa n’en vend pas tous les jours, alors c’est rare quand il en expose dans le show-room.
Faut croire qu’en Flandre les fermiers ont plus de sous que chez nous – pas étonnant : déjà qu’à Saint-Lambert, au village, les fermes que les Bruxellois ont pas encore rachetées sont plus petites que leurs villas ! Pourtant les vaches d’ici ont pas l’air différentes. Les laitières, je veux dire. Toutes des pies noires. Pour la viande, je sais pas. Mais il y en a plus, c’est sûr.
Dans le car, personne s’intéresse aux vaches. Les enfants feuillettent des livres ou jouent à des trucs de bébés. Les adultes discutent. D’après eux, dehors, ça sent le cochon. Il y a eu un moment, on aurait dit que quelqu’un avait pété : ils ont tous ri, et fermé les vitres en se bouchant le nez. On voit bien que c’est des gens de Bruxelles, comme ceux qui s’installent partout au village. Ces gens-là, avant de venir à la campagne, ils voyaient jamais de cacas que sur les trottoirs. En fait, c’est l’engrais que ça sent, pas le cochon ! Mais même si j’en ai envie, il vaut mieux rien leur dire. Ils me croiraient pas et surtout, tante serait gênée.
En tout cas, aujourd’hui on a de la chance.
Normal, c’est tante Béré qui a tout organisé. Au bureau, les fêtes et les voyages, c’est son boulot. « En mai, fais ce qu’il te plaît. » Elle avait raison.
Hier il pleuvait des cordes, aujourd’hui il fait beau. Comme dit grand-père chaque fois que le ciel est bleu, « il y aurait de quoi tailler des culottes à un régiment de gendarmes ». (C’est marrant, mais j’ai jamais vu de gendarmes avec des pantalons bleu ciel. Ceux qu’on voit ce matin, ils sont habillés tout en cuir et ils roulent avec des casques rouges sur leurs grosses motos blanches. De toute façon, les gendarmes, ça n’existe plus.)
« Tante Béré ?
— Oui ?
— Hein, que les gendarmes ça n’existe plus ? »
Elle réfléchit, chasse une mèche derrière son oreille.
« C’est vrai. On dit policiers fédéraux, maintenant.»
Je le savais. Des fois, je me demande pourquoi je lui pose toutes ces questions. Pas pour l’embêter, non. Si je voulais vraiment l’embêter, j’aurais qu’à lui demander si les vaches, là-bas, c’est les mêmes que chez grand-père. Surtout quand elle bavarde avec le monsieur. Mais ça, je le ferais pour rien au monde. J’aime trop tante Béré. Elle est si marrante.
Quand je serai grand, si je peux, j’épouserai une fille qui lui ressemblera. Parce que elle, elle sera devenue trop vieille pour moi. C’est papa qui me l’a dit dans la cour, un dimanche que je nettoyais la voiture de tante Béré pour qu’elle puisse aller à la grand-messe. Avant, même quand elle était avec Pierre, j’y avais jamais pensé. Ou alors pas vraiment. Papa a ri. J’ai mis le jet plus fort. Et même lavé les pneus.
En attendant, j’essaye de déchiffrer les noms au-dessus des flèches sur les grands panneaux bleus. C’est pas facile, car ils passent vite. Il y a des noms de villes que je ne connais pas : Kortrijk, Ieper, Rijsel (Lille).
Pas Bellewaerde.
C’est pourtant là qu’on va. Près d’Ypres, a dit tante Béré – mais on ne voit marqué « Ypres » nulle part non plus. Si le chauffeur s’était trompé de chemin ? Impossible : quelqu’un aurait remarqué l’erreur, à coup sûr tante Béré, qui a l’œil à tout. Et puis, les chauffeurs de cars, ils se perdent jamais. C’est leur métier. Celui du bus scolaire finit toujours par arriver à l’école, même quand je préférerais qu’on continue à rouler, rouler, rouler.
À part ça, celui-ci est mieux que le bus. Il y a des W-C, au fond. Et de la musique. La radio joue un air rigolo.
« Je ne t’aime plus, mon amour, Je ne t’aime plus, tous les jours... »
Assis derrière nous, il y en a deux qui disent rien.
Chaque fois que je me retourne, ils regardent ailleurs, un le plafond, l’autre par la fenêtre – mais ils font semblant, je le vois bien. Je crois qu’ils en veulent un peu à tante Béré. Paraît que c’est des nouveaux. Ce matin, quand on est montés dans le car, ils étaient assis chacun de leur côté. Celui de droite dépliait son journal. Alors tante Béré a pris les choses en main. Elle leur a fait son beau sourire fondant et leur a dit que non, non, ça n’allait pas, il fallait se mettre tous ensemble ! Et que oui, ça, c’était l’esprit de la société ! Tout le monde a ri.
« Bien dit, Bérénice ! »
Dans le premier autocar, on rit et on s'amuse. Bérénice a tout organisé et son neveu, le petit Serge, est impatient d'arriver. On fera la fête à Bellewaerde, au parc d'attractions, près de la ville fantôme d'Ypres. L'ambiance est plus grave dans le second autocar, qui roule pourtant dans la même direction. Des vétérans anglo-canadiens vont se recueillir sur ces mêmes lieux, théâtre des plus sanglants combats de la Grande Guerre. Il y a un temps pour aimer et un temps pour mourir. Les flonflons du présent se mêlent à l'écho des tueries du passé. Un fait divers imprévu vient soudain ressusciter les souvenirs atroces et bouleverser Pierre, le vieux soldat qui songeait à son ami disparu. Au loin, la fête foraine. Là, sur un carré de terre, la tragédie. " (Un) roman foisonnant, tantôt poétique, tantôt réaliste [...]. (Un) sens de l'évocation hors du commun. " Le Magazine littéraire