Extrait :
Saint-Roch (Corrèze), août 1914
De toute ma vie je ne fus témoin d'un tel chambardement, et je n'en verrai sans doute jamais d'autre. Pas même pour le 14 Juillet à Meyssac. Pas même pour les Foires franches de Brive. Non, jamais plus. Il faut l'avoir vu pour le croire.
Tout a débuté par une procession de voitures paysannes de toutes sortes, attelées d'un cheval, d'une mule ou d'un bourricot. Il y avait même une charrette traînée par deux vaches, descendue de la ferme des Ardaillasses, à bonne distance du bourg. Elle s'était arrêtée au moulin de Jules Bernède pour faire boire les bêtes déjà fatiguées. «Ceux-là, me suis je dit, ils vont manquer le train, pour sûr.» Il faut dire que ce matin d'août il faisait une chaleur à faire rôtir les couleuvres.
Mon frère, Pierre, tenait les brides de notre char à bancs, qu'il avait décrotté la veille. Cécile, notre institutrice et presque sa femme, se tenait près de lui, son sac de ville sur les genoux, comme pour la messe, son chapeau de paille à coquelicots penché sur l'avant du visage pour le protéger du soleil. Moi, Malvina, j'étais assise derrière, sur de la paille qui sentait le fumier. Comme elle craint le soleil, je lui ai conseillé d'ouvrir son ombrelle. Elle m'a répondu que ça ferait mauvais genre pour traverser le bourg, et sur la route. A Brive, en revanche, personne ne la remarquerait.
On aurait dit que tout le village partait pour une migration, comme lors de la fête votive de Brive, sauf que, ce jour-là, personne n'avait le coeur à s'amuser. On voyait bien des gars brandir des bouteilles en chantant Le Chant du départ, La Madelon ou la Yoyette, des chansons que nous faisions semblant de ne pas entendre.
En arrivant à Branceilles, Pierre s'est écarté de la procession pour faire boire notre jument, Ponnette. Cécile est descendue pour se dégourdir les jambes et saluer des gens de connaissance qui s'apprêtaient à nous emboîter le pas. Pierre a flatté l'encolure de la bête et retendu les brides en disant à Cécile :
- Regarde, elle est déjà toute blanche d'écume, cette vieille carne ! Faudra pas la garder. Elle a fait son temps. Tu diras à la Maïré de la conduire à l'équarrisseur. Elle en tirera bien quelques sous et ça l'aidera à acheter un bourricot pour la remplacer. C'est plus résistant et ça mange moins.
François Delpeyroux, notre voisin des Bories-Hautes, s'est arrêté pour demander à Pierre s'il avait besoin d'un coup de main. Mon frère lui a répondu : «Oui, pour finir cette chopine.» François est reparti balin-balan dans sa carriole de livraison, un peu ivre à ce qu'il m'a semblé, car il avait déjà fêté la mobilisation générale pour la guerre qui allait conduire nos gars à Berlin.
Il y avait foule dans la cour de la gare de Brive quand nous sommes arrivés, et nous n'étions pas les derniers. À croire que tous les villages des environs se dépeuplaient pour le grand voyage chez Guillaume. Ranger le char à bancs dans la cour demanda du temps et de la patience, et Pierre commençait à s'énerver, d'autant qu'il ne s'était pas levé du bon pied. Imaginez un peu ! Pour accrocher les brides, pas le moindre anneau, pas la plus petite palissade. Cécile dit que le mieux était de laisser notre carriole là où elle était, qu'elle n'allait pas s'envoler. Sans ombre pour l'abriter, Ponnette risquait de prendre un coup de chaud.
- Toi qui rêvais de monter sur la passerelle, me dit Cécile, c'est l'occasion, mais ne t'attarde pas trop. Tu nous retrouveras devant la porte du buffet.
Biographie de l'auteur :
Michel Peyramaure est né à Brive, en Corrèze, en 1922. À sa sortie du collège, il travaille , dans l'imprimerie de son père puis devient journaliste à La Montagne, avant de se consacrer à la littérature. Son premier roman, Paradis entre quatre murs, paraît en 1954. Une cinquantaine d'autres suivront, marqués par son goût pour l'histoire de France - celle de ses provinces en particulier - et pour la littérature de terroir. Au début des années quatre-vingt , il fonde, avec Claude Michelet et Denis Tillinac, l'Ecole de Brive, un mouvement d'écrivains du terroir, tous Corréziens, qui renouent avec la tradition romanesque et populaire du XIXe siècle. Il est également l'auteur de biographies (Henri IV, Cléopâtre, Suzanne Valadon, Sarah Bernhardt). Michel Peyramaure a reçu en 1979 le Grand Prix de la Société des gens de lettres pour l'ensemble de son œuvre. Écrivain "régional ", il dit avoir " les deux pieds en Corrèze "
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