Extrait :
Et voyez, me voici à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense dans un terrain boueux. Il n'y a pas d'arbres ni de maisons autour, il n'y a que la sueur due à l'effort de traîner ce corps dur et la brûlure aiguë des paumes blessées par le bois. Je m'enfonce dans la boue jusqu'aux chevilles mais je dois tirer, je ne sais pas pourquoi, mais je dois le faire. Laissons ce premier souvenir tel qu'il est : ça ne me convient pas de faire des suppositions ou d'inventer. Je veux vous dire ce qui a été sans rien altérer.
Donc, je traînais ce bout de bois ; et après l'avoir caché ou abandonné, j'entrai dans le grand trou du mur, que ne fermait qu'un voile noir couvert de mouches. Je me trouve à présent dans l'obscurité de la chambre où l'on dormait, où l'on mangeait pain et olives, pain et oignon. On ne cuisinait que le dimanche. Ma mère, les yeux dilatés par le silence, coud dans un coin. Elle ne parle jamais, ma mère. Ou elle hurle, ou elle se tait. Ses cheveux de lourd voile noir sont couverts de mouches. Ma soeur assise par terre la fixe de deux fentes sombres ensevelies dans la graisse. Toute la vie, du moins ce que dura leur vie, elle la suivit toujours en la fixant de cette façon. Et si ma mère - chose rare - sortait, il fallait l'enfermer dans les cabinets, parce qu'elle refusait de se détacher d'elle. Et dans ces cabinets elle hurlait, elle s'arrachait les cheveux, elle se tapait la tête contre les murs jusqu'à ce qu'elle, ma mère, revienne, la prenne dans ses bras et la caresse sans rien dire.
Pendant des années je l'avais entendue hurler ainsi sans y faire attention, jusqu'au jour où, fatiguée de traîner ce bois, m'étant jetée par terre, je ressentis à l'entendre crier comme une douceur dans tout le corps. Douceur qui bientôt se transforma en frissons de plaisir, si bien que peu à peu, tous les jours je commençai à espérer que ma mère sorte pour pouvoir écouter, l'oreille à la porte des cabinets, et jouir de ces hurlements.
Quand ça arrivait, je fermais les yeux et j'imaginais qu'elle se déchirait la chair, qu'elle se blessait. Et ce fut ainsi qu'en suivant mes mains poussées par les hurlements je découvris, en me touchant là d'où sort le pipi, que l'on éprouvait ainsi une jouissance plus grande qu'en mangeant le pain frais, les fruits. Ma mère disait que ma soeur Tina, «La croix que Dieu nous a justement envoyée à cause de la méchanceté de ton père», avait vingt ans ; mais elle était grande comme moi, et si grosse qu'on aurait dit, si on avait pu lui enlever la tête, la malle toujours fermée de mon grand-père : «Un damné, plus encore que son fils...», qui avait été marin. Quel métier c'était que celui de marin, je n'arrivais pas à le comprendre. Tuzzu disait que c'étaient des gens qui vivaient sur les bateaux et allaient sur la mer... mais qu'est-ce que c'était que la mer ?
On aurait vraiment dit la cantine de notre grand-père, Tina, et quand je m'ennuyais je fermais les yeux et lui détachais la tête du corps. Si elle avait vingt ans et était une femme, toutes les femmes à vingt ans devaient sûrement devenir comme elle ou comme ma mère ; pour les garçons c'était différent : Tuzzu était grand et il ne lui manquait pas de dents comme à Tina, il les avait fortes et blanches comme le ciel d'été quand on se lève tôt pour faire le pain. Et son père aussi était comme lui : robuste et avec des dents qui brillaient comme celles de Tuzzu quand il riait. Le père de Tuzzu riait toujours. Notre mère ne riait jamais, et cela aussi parce qu'elle était femme, sûrement. Mais même si elle ne riait jamais et n'avait pas de dents, j'espérais devenir comme elle : au moins elle était grande et ses yeux étaient grands et doux, et elle avait des cheveux noirs. Tina n'avait même pas ça : seulement des fils que maman étalait avec le peigne pour essayer de recouvrir le sommet de cet oeuf.
Présentation de l'éditeur :
Née dans un petit village de Sicile en 1900, Modesta devient orpheline à l'âge de neuf ans à la suite d'un incendie. Recueillie dans un couvent, elle y reçoit une éducation religieuse stricte mais elle développe, à l'insu des nonnes, des traits de caractère bien peu compatibles avec la piété et la soumission qu'on tente de lui inculquer : intelligence, ruse, détermination, indépendance, soif de connaissance et sensualité (tant à l'égard des hommes que des femmes) guideront désormais ses pas. Prête à tout pour échapper au couvent (jusqu'à dangereusement simuler un suicide ou provoquer l'accident mortel de la mère supérieure), elle finit par entrer au service des Brandiforti, une vieille famille noble de l'île, comme dame de compagnie. Pleine de vitalité dans cette maison où une race s'éteint, elle gagne la confiance de la vieille princesse Brandiforti avant d'en devenir l'héritière. Enfin seule maîtresse de son destin, elle va poursuivre sa vie durant la lutte contre toutes les formes d'oppression du siècle (église, partis politiques, traditions...), telle une incarnation féminine de l'idéal anarchiste : ni dieu, ni maître.
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.