Extrait :
Tout d'abord, on a procédé à la taille en éliminant les sarments les plus anciens pour permettre à ceux qui porteraient la future récolte d'exprimer toute leur vigueur. Un peu partout dans les vignobles, des feux ont été allumés, des grillades jetées sur les braises parfumées des rameaux, qu'ont dégustées des hommes et des femmes fiers et heureux.
Dès que le temps s'est fait plus doux, la Gironde plus sage, on a déchaussé la vigne en retirant autour de chaque pied la terre qui, durant l'hiver, l'avait comme protégée du froid. Le bois dénudé a pu ainsi jouir au maximum des premiers rayons du soleil et c'était comme ouvrir la porte au plaisir.
La sève est montée; à l'abri de leur cocon, les bourgeons sont apparus, ils ont gonflé, ils se sont allongés, les lèvres des feuilles se sont écartées de la pousse qui pointait, la grappe est devenue visible et, en ce beau jour de juin, au domaine d'Aiguillon, quarante-huit hectares de haut-médoc non loin de Saint-Estèphe, selon la tradition, nous fêtons la fleur.
- Viens voir, Anne-Thé.
Je rejoins Paul, mon mari, à la fenêtre. Sous le bleu poudré du ciel, les puissantes vagues vertes piquetées de blanc se succèdent, arrêtées dans leur élan par la haie de châtaigniers, chênes et pins qui marque la fin de notre vignoble.
- Tu sens ?
De la vigne, monte une lourde odeur citron-violette où Paul flaire les gros sous et moi de doux souvenirs d'enfance.
Mon regard descend dans la cour. Sous la direction d'Enguerrand, notre fils, une petite troupe s'affaire autour de la tente dressée pour recevoir nos invités de ce soir : une centaine. Un second buffet a été prévu à l'intérieur et, comme il n'est pas de fête sans musique, de jeunes artistes se produiront dans les anciennes écuries, transformées pour l'occasion en salle de concert. Un feu d'artifice clôturera les réjouissances, auquel répondront ceux des châteaux voisins. La nuit aussi fleurira. Mon seul regret : notre fille, Aliénor, ne sera pas présente. Depuis bientôt trois ans, elle vit aux États-Unis.
Paul m'entraîne à l'intérieur de la chambre.
- La plus belle des fleurs voudrait-elle fermer les yeux ?
Je ferme et, autour de mon poignet, je sens s'enrouler le frais serpenteau d'un bracelet.
- Joyeux anniversaire, ma chérie.
Il se trouve que cette année, les deux fêtes tombent en même temps, quelle faute de goût ! Si encore c'était mes vingt ans que l'on célébrait. J'en ai eu soixante ce matin et je suis quatre fois grand-mère.
- Tu peux regarder.
C'est une montre or et diamants signée d'un grand couturier.
- Oh ! Paul, tu n'aurais pas dû !
- Pour ma femme, rien ne sera jamais trop beau. Ouais... Et pour Carrie ? Parions que la dernière maîtresse en date de mon époux (elle a à peine trente ans, bottes, short et nombril à l'air, à ce que m'ont rapporté de charitables amies) a eu droit au même présent. Lorsque Paul offre un bijou à l'une ou l'autre de ses conquêtes, je suis assurée d'avoir le même : sa façon de soulager sa conscience en emplissant ma cassette. Ainsi y ai-je, sous forme de colliers, clips, bagues ou bracelets, Brigitte, Colette, Lucile. Et, plus récemment, les prénoms étant aujourd'hui davantage puisés dans les séries télé que dans le calendrier des saints : Jill, Judy, et ladite Carrie, héroïne de Stephen King avant de devenir, ça tombe bien, celle de Sex and the City.
Biographie de l'auteur :
Dès l'âge de 20 ans, Janine Boissard commence sa carrière d'écrivain sous le nom de Janine Oriano, son nom d'épouse. Avec B comme Baptiste, elle est la première Française à publier dans la collection " Série Noire ". En 1977, la grande saga L'Esprit de famille, publiée cette fois sous son nom de jeune fille, la fait connaître du grand public. Parallèlement, elle écrit pour la télévision. Les chambardements dans la famille, les problèmes de couple et la place de la femme moderne dans le monde du travail sont les thèmes le plus souvent abordés par Janine Boissard dans ses romans. Parmi ses plus grands succès, on retiendra la saga de Belle-Grand-Mère ainsi que Une femme en blanc (Robert Laffont, 1996), suivis de Marie-Tempête (Robert Laffont, 1998).
Mère de quatre enfants, Janine Boissard a publié une quarantaine de romans, notamment, parmi les plus récents, Belle Arrière-Grand-Mère (Fayard, 2014), Au plaisir d'aimer (Flammarion, 2015), Une femme : le roman d'une vie (Flammarion, 2016), Voulez-vous partager ma maison ? (Fayard, 2016), La Lanterne des morts (Fayard, 2017) et Dis, t'en souviendras-tu ? (Plon, 2018). Son dernier ouvrage, Les Quatre Filles du docteur Moreau, a paru chez Fayard en 2018.
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